LYMESTORY
LYMESTORY
Au cœur de la nuit, une douleur intense me vrille le dos et la cage thoracique. Je suis tétanisé dans mon lit tel l’insecte épinglé au fond d’une boîte d’un collectionneur sadique. Je tente de contrôler parfaitement l’inhalation d’oxygène et le rejet de gaz carbonique en réalisant que je vais peut-être revivre un calvaire dont le souvenir était rangé dans le dossier des lourdes punitions non méritées. Quelques mois auparavant, je m’étais effectivement trouvé dans un état similaire, irrémédiablement coincé de la colonne, en proie à une terrible souffrance. Après une extraction du lit réussie grâce à une remarquable technique ondulatoire, j’étais parvenu à appeler les secours, à enfiler un pantalon, à glisser dans l’escalier en imitant à la perfection l’ectoplasme gélatineux du célèbre film “The Blob” (le rayonnement radioactif en moins) puis à me poster sur le trottoir pour guetter mes sauveurs en serrant les dents de douleur. Le martyre avait prit fin à l’hôpital suite à l’injection d’un suprême sédatif dans les faubourgs des vertèbres dorsales.
Je me retrouvais donc encore une fois naufragé nocturne au milieu d’un océan de draps trempés de sueur, scotché comme une mouche sur une bande collante conçue pour tuer par épuisement. Même avec la fameuse énergie du désespoir, me lever pour atteindre ma trousse de toilette dans laquelle trainent toujours d’antiques sachets d’Aspégic 1000, relevait de l’exploit digne de celui de Jésus dans son tombeau trois jours après sa crucifixion. En outre, il était à craindre que l’efficacité de ce seul antalgique en ma possession soit plutôt faible, voire absolument nulle. J’occupais une chambre dans l’appartement d’une amie qui m’accueillait quelques jours à Paris et qui dormait sans aucun doute à poings fermés. L’appeler à la rescousse m’apparaissait à la fois comme plutôt ridicule et sans doute voué à l’échec car il aurait fallu pousser un énorme beuglement capable de franchir les deux ou trois portes closes nous séparant.
Je me concentrais sur le plafond où se projetait un drame silencieux fait d’ombres hésitantes bataillant pour exister avec les mouvantes lumières des phares des rares voitures qui s’aventuraient à cette heure avancée de la nuit dans les petites rues du Marais. J’imaginais dans l’inextricable enchevêtrement des ombres éphémères bombardées par d’aléatoires faisceaux de photons, une mise en forme baroque de la lutte éternelle de la lumière balayant les ténèbres, du bien contre mal.
Penser à autre chose est la première option pour annihiler provisoirement mais instantanément la douleur (les calmants étant bien entendu une autre possibilité devant toujours être à portée de main en cas d’urgence). Pour tuer la souffrance dans l’oeuf il faut tenter de l’apprivoiser et de ce talent de dompteur tout à fait indispensable à acquérir, je reparlerai plus loin puisqu’il ne m’apparut pas comme une évidence au commencement. Dans un premier temps, ce qui peut s’apparenter à de l’auto-suggestion consistant à pratiquer l’art de la diversion est plutôt assez performant. Nous avons tous fait l’expérience de la disparition momentanée d’une douleur en ayant subitement notre attention opportunément détournée. L’inconvénient est que l’efficacité de cette fascinante aptitude à nous extraire de notre propre désintégration mentale n’a généralement d’égale que sa fugacité.
Ainsi en fut-il, cette nuit là, de mon petit théâtre d’ombres au plafond qui m’extirpa de ma pénible condition de larve paralysée durant quelques secondes. Laps de temps infime mais suffisant pour ouvrir une brèche dans le dispositif ennemi au moyen d’une arme redoutable: l’oubli momentané de soi. En occupant subrepticement la place du spectateur de ma propre déconfiture, je découvrais l’étendue du champ de bataille sur lequel pouvait éventuellement se mettre en place une stratégie. Cette distanciation essentielle dans les moments les plus difficiles peut être, sur le long terme, une arme à double tranchant en s’avérant préjudiciable plus tard lors de la convalescence. En cas de rémission s’accompagnant d’une baisse significative des symptômes douloureux, la guérison peut ne plus être ardemment désirée car c’est l’annonce de la fin du film. De facto cela marque un coup d’arrêt aux exploits de ce héros virtuel dont on s’était habitué à admirer le style dans l’adversité. Afin de conserver une raison d’être à cet avatar combattant les forces du mal, certains narcisses soudainement en manque d’objet à admirer vont logiquement s’inventer un statut de malade chronique. “L’auto-switch mental” est néanmoins un puissant analgésique virtuel permettant d’éviter le sauve-qui-peut désordonné en détournant les vagues de stimuli nerveux porteurs de mauvaises nouvelles vers le cerveau d’un autre qui n’est plus tout à fait moi mais le personnage principal d’une fiction dont il ne tient qu’à moi d’écrire l’histoire. Cette technique est éphémère car les pensées alternatives ne sont pas comme les étincelles d’un moteur à explosion se succédant pour créer mécaniquement une séquence continue. Le procédé demeure difficile à mettre en œuvre face à une souffrance souvent autant impatiente de s’exprimer qu’un procureur au procès d’un tueur d’enfant anthropophage multirécidiviste.
Je repense à mes Aspégic qui pourraient peut-être me soulager malgré tout. En théorie, la série d’action à réaliser dans l’immédiat était la suivante: me laisser tomber de ma couche, ramper, dénicher mon portable malencontreusement égaré quelque part dans le salon plongé dans le noir pour appeler SOS médecin (docteurs se déplaçant aux domiciles des patients H24). Si je n’agonisais pas en chemin dans d’horribles convulsions sur la moquette, l’écume aux lèvres telle une limace après le passage d’un quinze tonnes, il ne me resterait plus qu’à résister à l’évanouissement avec la volonté d’airain du dernier gardien d’un temple que des hordes d’infidèles tentent de profaner. En ne bougeant ne serait-ce qu’un bras, la douleur grimpait rapidement dans les compteurs mais j’étais résolu à réaliser ce projet fou. Se faire violence en effectuant un saut dans l’inconnu implique de ne pas pousser le bouchon trop loin, de ne pas confondre courage et témérité en évaluant correctement sa capacité de résistance et conséquemment ne pas mourir en chutant sur un objet incompatible avec la boîte crânienne. C’est une petite consolation de constater le pouvoir euphorisant d’une décision consistant à s’infliger un supplice supplémentaire pour reprendre en main son destin.
Tel le spartiate lambda, non pas mort mais blessé seulement, je pivotais dans mon lit afin de me laisser tomber à quatre pattes sur le sol. Dépourvu de vision nocturne durant mon avancée à tâtons dans le sombre salon, j’avais cogné un lampadaire par ici, renversé un tabouret par là et finalement alerté mon hôtesse qui montra dans l’entrebâillement d’une porte une bonne tête d'à moitié endormie mais sourcil circonflexe et bouche pincée afin de signifier l’expectative. Avait-elle offert l'hospitalité à un zombie ou un ivrogne ne se souciant pas trop de ce qui se trouvait sur son passage? Comme elle venait d'allumer une lampe, il était clair que j'avais tout ruiné dans ma progression. Je m'en excusais en bafouillant un début d’explication (je me dois de signaler à quel point cette amie se montra dès cet instant et jusqu'à mon départ, prévenante, compréhensive et d’une aide psychologique dont je ne pourrais jamais assez la remercier).
Je fus enfin soulagé par le médecin de nuit qui jugea à ma mine déconfite de bête meurtrie poussant d’étranges gémissements qu'une bonne piqûre de cortisone ne pouvait pas me laisser insensible. D’après cet allopathe moyen de service, il s’agissait non pas d’une hernie ventrale, bien que ses premières palpations eussent pu le lui laisser penser, mais plus probablement d’un glissement de vertèbre quoique ma capacité à me tenir bien droit trois secondes sans réelle difficulté contredise ce diagnostic. Donc, mis à part sa certitude concernant l'effet du produit injecté, exprimée à trois reprises car sans doute, pensait-il avoir affaire à un membre imbécile d'une espèce inférieure à la sienne, il n'était sûr de rien. La cause de mon mauvais état ne le passionnait visiblement pas plus que cela et il s'enfuit dans la nuit non sans avoir débité ma carte d'un montant astronomique pour deux minutes trente d'un travail. Après un répit bien mérité durant lequel je me pensais naïvement sorti d’affaire, j’appelais à nouveau à la rescousse les dealers les mieux payés de la capitale hormis leurs proches collègues, les barons de la drogue. Cette fois-ci, le clone du précédent refusa de piquer la bête en considérant qu'une bombe atomique par heure n’était pas la norme pour lutter contre un ennemi au demeurant inconnu et que des cachetons devaient prendre le relais. Je payais à nouveau l’onéreuse prestation en espérant ne plus devoir de sitôt recourir au service de ces profiteurs de situation (fréquemment affublés de moustaches - voire de rouflaquettes, allez savoir pourquoi - souvent mal habillés, parfois d'une hygiène douteuse et lestés de repoussantes sacoches en cuir marron maculées d’on ne sait quels microbes). J’étais pourtant loin d’en avoir fini avec cette caste de crypto-vampires diplômés de l’école de médecine…
Par les médocs, je fus comme assommé avec un cerveau dans un état proche de l'os de seiche desséché échoué sur la plage à marée basse. Au petit matin, je tentais de faire un bilan en envisageant les conséquences du problème dans un proche avenir. Inutile de chercher midi douze à quatorze heures, me disais-je, cela ressemblait furieusement à un enquiquinement vertébral dont une ou deux séances de kiné viendraient à bout illico presto. Tout pouvait s’expliquer par une succession de facteurs déclenchants aisément identifiables: j’avais débarqué de New York le jour même, après un vol éreintant de sept heures assis en position de momie inca tandis que la veille je m’étais épuisé à Tompkins Park dans une partie endiablée de hacky sack (petite balle en cuir avec laquelle on jongle à plusieurs, l’adversaire commun étant la gravité). Dans ce moment d'euphorie provoqué par l’afflux d’endorphines j’avais oublié les possibles courbatures à venir dans l’avion. Je maugréais donc sur ma sottise mais au moins tenais-je là l'explication valable de ce qui n'était jusqu'ici qu'un mauvais trip à ranger dans la boîte des galères paradoxales, c’est-à-dire à la fois indéniablement mémorables et parfaitement anecdotiques.
Comme les calmants à base de codéine achevaient de me transformer en légume de base, je me croyais vers le coup de midi déjà presque guéri. Je commettais l'erreur classique du malade débutant qui minimise les causes non encore élucidées, donc non traitées, temporairement masquées par le prodige de l’analgésique encapsulé de gélatine. Persuadé de mon explication sur l’origine mécanique du mal et de surcroit convaincu que quelques manipulations par un pro du dos allaient me remettre d'aplomb dès que j’aurais obtenu un rendez-vous un peu plus tard, je passais la journée hébété dans un brouillard épais en faisant mollement le tour habituel des galeries. Vers la fin de l’après-midi, j’allais benoîtement me coucher en pensant, dupe que j'étais, que mon intense état de fatigue, les calmants et mon petit coup dans le pif grâce aux verres de vin blanc que je venais de m’octroyer me garantissaient de pioncer telle une bûche. Vers trois heures du matin une douleur qu'aucun superlatif ne pourrait qualifier me broya encore la cage thoracique et le milieu du dos. Comme bien d’autres nuits sans sommeil qui allaient se succéder, j’obtenais ma piqûre aux effets certains mais éphémères payée le prix fort car je ne voyais aucune autre façon de m'en sortir à moins d'être Superman. Me précipiter au service d’urgences des hôpitaux m’apparaissait encore à ce moment comme une décision relevant d’une sotte dramatisation.
Le lendemain, choisi au pifomètre dans le quartier, un médecin généraliste me recommanda de faire pratiquer des examens approfondis, car son auscultation le laissait perplexe. Apparemment rien ne justifiait le déferlement de cette vague de symptômes. Si la nuit suivante ressemblait encore aux précédentes, il serait judicieux de me réfugier en milieu hospitalier. Après quelques radios intrusives ou l'IRM révélateur, le mystère n'en serait certainement plus un.
En réalité plus de six mois s’écouleront avant que ne soit découvert la vérité sur l’origine du mal. Durant cette interminable parenthèse, pas une seule nuit sans souffrir, pas un jour sans avoir le sentiment contrariant de perdre mon temps à lutter contre un redoutable car indécelable adversaire.
Mes visites dans les services d'urgence furent à chaque fois une si déplaisante expérience que j'espérais toujours trouver mieux en changeant d’hôpital. Cela finit par me jouer des tours puisque mon dossier était mis à jour sur une base de données partout consultable par le personnel hospitalier qui se demandaient s’ils n'avaient pas affaire à un collectionneur maniaque d'un genre nouveau. Ce n'est pourtant pas par plaisir de me trimballer la nuit dans la ville lumière que j'indiquais au taxi une adresse différente de celle de la veille ou de l'avant-veille. La façon dont je fus traité à chaque fois fut souvent insupportable psychologiquement (et je pèse mes mots) à l'exception notable de la Salpêtrière où je serais finalement hospitalisé quelques jours grâce au bon sens d’un médecin-chef qui ne m'a pas, comme tous les autres, purement et simplement mis à la porte au petit matin avec quelques aspirines en poche en me souhaitant plus ou moins bon vent. Avant de décrire de l'intérieur ce tout petit monde des services d'urgence (à Paris) qui peinent à rendre urgemment un service, je ne peux omettre d'évoquer l’improbable bande des pompiers cruels dont je fus la victime car c’est l’improbable et néanmoins véridique accumulation de péripéties tragi-comiques qui motiva en partie mon désir de faire le présent récit de mes tribulations.
Cette nuit-là, je parvenais encore à l'inéluctable conclusion qu'il me fallait cesser un combat perdu d'avance simplement armé d’un minable bouclier de codéine édulcorée. Dans le fatras de fatigues diverses, je devais trouver l’énergie pour partir à la recherche d'un taxi rue du renard, derrière Beaubourg (à l’époque pré-Uber, obtenir un taxi par téléphone en pleine nuit relevait souvent de la mission impossible). Une fine pluie, hors sujet en ce chaud mois de juillet, avait effacé des rues des rares fêtards ou autres espèces nocturnes. Vingt minutes puis bientôt une trois quarts d’heure plus tard, je n'avais toujours pas entraperçu l'ombre d'un fiacre. Je commençais à m'interroger sur ce qu'auraient fait Hercule, Du Guesclin, Moulin (Jean) ou tout autre héroïque bonhomme hors normes à ce moment pénible de l’intrigue. Crevant de douleur, trempé, j’étais sur le point de me rapatrier au terrier, cédant à la tentation d'un énième appel à SOS médecin malgré mes résolutions, quand une camionnette de pompiers fit une fantastique apparition au coin de la rue. Il n'y avait pas à hésiter et je hélais aussitôt le véhicule de secours. La porte arrière s'ouvrit en éjectant trois soldats du feu à qui j’exposais ma requête d'être déposé devant n'importe quel hôpital à l’exception de l'Hôtel-Dieu, certes, le plus proche, mais dont je décrivais en deux mots l’accueil déplorable dont j’avais déjà fait l’expérience. Ces pompiers ne correspondaient pas exactement à l'idée sans doute trop idyllique d’un corps d’élite bienveillant au dévouement exemplaire. Ils acceptèrent de m’emmener mais me forcèrent à m'allonger alors que cette position était avec la plus incompatible avec mon mal de dos. J'interrogeais le nettement plus jeune des trois mal léchés en uniforme qui était juste à côté de moi afin de connaître notre destination. Sans dénier m'accorder un pivotement de tête, il marmonna que ce n’était pas trop mon affaire puis m’ignora lorsque je le priai de bien vouloir me répondre quand même. Comme nous foncions tout droit vers l'île de la Cité, j’en déduisis qu’ils allaient se débarrasser de moi à l'Hôtel-Dieu. Sans doute, m'étais-je mal fait comprendre. J’insistai donc en proclamant qu’il était hors de question que j'y remette ni les pieds ni le reste de mon organisme endolori. À ma grande stupéfaction, je me suis fait engueuler sous le prétexte que je ravalais ces messieurs au rôle infamant de taxi gratuit dont on dispose à sa guise. J’indiquais poliment que si cela les exaspérait à ce point de trimballer ma carcasse, ils n'avaient qu'à me laisser sortir tout de suite. Le chauffeur de la bande s'échauffa brusquement, accéléra sans raison apparente dans les rues désertes en propulsant la camionnette à fond les ballons sur la chaussée poisseuse (et donc glissante. Le plus bourru de la triplette de sadiques imberbes se mit debout pour saisir une sorte de ceinture de sécurité qui pendait du plafond avec la visible intention de me saucissonner puisque je déclarais maintenant haut et fort mon droit inaliénable à exercer ma liberté de mouvement et donc de descendre ici et maintenant de leur foutu fourgon. Me redressant pour me défendre, j’en oubliais presque l’inflammation qui pulsait dans tout mon système nerveux. Cette reprise de poil de bête se traduisit par une vaine mais réelle agitation pour m’extraire de leurs griffes et par des invectives à leur encontre traduisant assez bien mon agacement. Mais déjà arrivé à l’hôpital, l’un des pompiers incarnant ici un personnage moins admirable que celui du hardi, qui, en haut de la grande échelle, sauve des flammes une maman et son nourrisson, m’empoigna le bras puis me traîna jusqu’à l’intérieur du bocal (local aux parois vitrées où les médecins font le premier tri des patients aux urgences). Il y avait foule et l’abruti pompier qui me malmenait finit par comprendre que je devrais faire la queue comme tout le monde. Subitement lassé de s’occuper de moi, il retourna rejoindre ses compères et je me retrouvais donc deux minutes plus tard dans la rue sous la pluie, Île de la Cité, à guetter un improbable taxi…
Il ne faut pas s'imaginer être le bienvenu aux urgences comme on pourrait s'y attendre après les nombreuses années passées à contribuer via nos impôts au versement des salaires de ceux qui, ayant prêté le serment d’Hippocrate, vont pourtant vous laisser moisir des heures en posant sur vous, encombrant malade, un regard plus condescendant que compréhensif. À moins de pisser le sang à saloper tout le carrelage du service ou de débarquer inconscient sur le brancard d’ambulanciers en sueur, votre cas ne sera pas pris en considération avec la vélocité que vous pourriez légitimement espérer. Entre minuit et l’aube, les “urgences” des hôpitaux parisiens appliquent le bon vieil adage faisant force de loi: hâtons-nous mais lentement. L’été, il est apparemment encore plus urgent de ne pas se presser. Passée une certaine heure, il arrive presque toujours que la salle d’attente soit bondée (principalement des éclopés alcoolisés ou des accidentés de la route) et pour être pris en charge, il faut réellement en faire des tonnes auprès de l’interne, cerbère en faction censé juger votre état en un clin d’œil. Si, avec l’absence de bonté d’âme, son peu d’expérience (car interne) et son inclination pour l’abus de son petit pouvoir, il estime qu’il va vous falloir attendre sagement votre tour en désignant une place assise encore disponible dans la salle, cela équivaut à la bonne vieille punition moyenâgeuse de la relégation aux oubliettes. Pour investir le cœur de la place afin d’être soigné ou pour le moins soulagé dans un premier temps, il faut appliquer la technique de la marée montante en revenant sans cesse à la charge avec un peu plus d’insistance le plus lourdement possible, en pleurnichant plus ou moins, en argumentant comme on peut, on finit malgré tout par voir s’entre-ouvrir les portes du paradis, car le chef de service, lassé des psychodrames au seuil de son domaine, accepte généralement ce qu'il refusait pourtant obstinément une heure auparavant.
Selon mon expérience (certes pas si grande mais bien réelle) l’intérieur proprement dit d'un service d'urgence parisien est un innommable foutoir que personne ne songe sans doute à réformer et où se conjuguent les forces obscures du je-m’en-foutisme et celle plus explicitement montrée du mépris de l’autre. Soldats internes, sergents infirmiers et médecins colonels déterminent leur comportement selon un règlement si obsolète qu’il doit dater d’avant l’époque de Saint Vincent de Paul, bienfaiteur du genre humain, créateur de l'Hôpital des Enfants-Trouvés en 1638.
Bien sûr, je ne parle pas ici de l’accueil des grands blessés qui sont, à juste titre, les chouchous du service, son pain bénit, sa grande raison de s’exciter comme dans la série “Les héros en blouse blanche”… Non, je cause de la gestion de la piétaille aux plaies non ouvertes, aux douleurs dont les causes ne sont pas instantanément intelligibles. Cette plèbe grouillante est traitée au mieux avec indifférence et plus souvent avec une certaine animosité selon l’humeur des maîtres des lieux qui laisse libre cours à l'expression de la mesquinerie humaine, dont la quintessence est certainement l’abus d’autorité du petit sachant s’exerçant sur l’ignorant en position de faiblesse.
Passer enfin de la salle d’attente au saint des saints impose de revêtir une humiliante car très laide “robe” d’hôpital fendue dans le dos comme pour laisser volontairement entrevoir les fesses. Ainsi, le malade a perdu son statut d’individu pour celui de “patient” qui fait ce qu’on lui dit sans broncher car : “il n’est pas le seul et il attendra son tour”. Cette satanée phrase qui revient comme un leitmotiv dans la bouche d’un personnel prétendant ne plus savoir où donner de la tête mais qui passe pourtant une grande partie de son temps à bavarder en regardant la télévision dans un local vitré étanche aux misères du monde.
Le bien nommé patient va donc devoir faire preuve d’une belle endurance dans son accoutrement infantilisant pour supporter les douleurs avant qu’un médecin généralissime en chef se décide à prescrire un calmant. Il est parfaitement superfétatoire de faire le mariole pour espérer avaler du cachet plus tôt. Si rien n’oblige vraiment comme l’évidente imminence du décès ou un trou béant laissant voir le cerveau, rien n’est fait dans l’immédiat. C’est un postulat assez simple à respecter par les blancs-becs étudiant la médecine et les vieilles biques d’infirmières qui pullulent dans les parages comme de méchantes guêpes toujours prêtes à piquer des fesses. Mais oui je veux bien une piqûre s’il vous plait ! Non, rien ne sert d’implorer… Aaaah… Elle s’éloigne la sale bête sans même avoir frétillé d’une antenne à mon appel…
À Saint-Louis, juste après mon admission longuement espérée, j’ai été oublié comme une vieille chaussette au fond d’un placard durant des heures, des siècles, sur un brancard à roulettes dans un corridor au fin fond d’un service de radiologie désertique mal éclairé par un vieux néon qui grésillait en s’éteignant par intermittence.
À l’Hôtel-Dieu (où il n’y a pas de miracle malgré le nom prometteur), la véritable harpie qui présidait aux destinées des infortunés sous sa provisoire domination cette nuit-là avait pour politique de laisser pourrir la situation lorsque jérémiades et plaintes plus ou moins articulées se faisaient entendre. Par cette méthode peu orthodoxe, elle pensait optimiser sa capacité à distinguer le bon grain, les vrais malades, de l’ivraie, les probables simulateurs. Il est vrai qu’il existe une espèce, au demeurant fort rare, de parasites qui s’incrustent dans les lieux afin d’obtenir un opiacé quelconque, mais vouloir à tout prix les débusquer au détriment du plus grand nombre qui attend un légitime traitement de la douleur relève d’une méchanceté doublée d’une forme de bêtise dont la nature profonde m’échappe.
J’étais constamment en demande d’antalgiques sans être satisfait, car en contrôlant mon dossier (sur la base de données des CHU de Paris) la réaction des médecins était l’incrédulité. Aucun des nombreux examens pratiqués jusque là ne révélait des causes justifiant mon état. Certes, on finissait par m’admettre sans difficulté dans les services, car j’arrivais aux urgences dans un déplorable état d’épuisement proche de la syncope, mais la question demeurait : étais-je une sorte de drogué au bout du rouleau ayant saisi tout l'avantage qu'il pouvait tirer du système délivrant gratuitement de la drogue ou bien le réel porteur d'une pathologie se distinguant par son art du camouflage ? On m'avait déjà palpé dans tous les sens, à maintes reprises analysé les fluides, au moins trois fois radiographié sous toutes les coutures, découpé en tranches par IRM qui révélait, à y bien regarder, un très léger glissement d'un disque ici entraînant une sorte d’inflammation par là, mais pas de quoi fouetter un chat en le gavant de morphine. Quelques fois, je fus sauvé par la relève d’une équipe chassant l’autre vers 5, 6 ou 7 heures du matin avec l’apparition d’un médecin plus compatissant ou compétent mais il faut avouer que ce genre de surprise est rarement au menu. À l’aube le mieux ne succède pas toujours au mauvais, loin s'en faut.
Une seule fois, on décida de me garder pour me soumettre le surlendemain à un scanner plus performant m'avait-on promis car d’un modèle moins archaïque. Dans l'intervalle on m’installa enfin dans une vraie chambre dans un service normal. Le comble était que je me retrouvais tout content d'être pour de bon hospitalisé, mais l’euphorie d'être cloué au lit ne dura pas car le dernier fleuron de l'imagerie médicale ne dévoila rien de spécial. On me pria donc d’aller voir rapidement ailleurs en me refilant comme lot de consolation un unique cachet de morphine vraiment énorme quasiment impossible à gober. Ayant malgré tout réussi à ingurgiter la chose, j’éprouvai un soulagement inédit qui m'autorisait une traversée de Paris à pied, comme si de rien n’était…
Que cet opiacé ne soit pas une panacée mais un produit dangereux aux pervers effets secondaires, je ne devais l'apprendre qu’un peu plus tard à mes dépens. Le médecin de ville qui peu de jours après n'hésita pas à me faire une ordonnance pour un bon gros mois a bien failli avoir ma peau. Je m’entends encore dans son cabinet lui poser la candide question : “Ça fait quand même beaucoup à avaler quotidiennement.” Il avait simplement rétorqué : “Commencez par respecter la posologie et selon votre capacité à tolérer les effets secondaires - capacité propre à chaque individu - il faudra vous adapter au jour le jour”. La suite des événements démontrera qu'il s'agissait de l'un de ces docteurs dingues, parfaitement irresponsables si bien dépeints il y a trois siècles par Molière, mais comme ce jour-là il ne portait pas le fameux grand chapeau noir pointu, je ne l'ai malheureusement pas reconnu.
N’allant jamais mieux, j’avais le sentiment d’avoir décrocher un second rôle dans un navet horrible du genre “Requiem pour une vertèbre” ou “La colonne de la mort”, titres appropriés puisque j’avais toujours un gros mal de dos. Naïvement j’envisageais le futur proche comme aurait pu le faire Jésus disposant d’un 4x4 au départ du chemin de croix, étant persuadé que la drogue me protégerait jusqu’à ce que l’affaire soit prestement classée.
En réalité chaque journée amena son petit ou gros lot de malheurs dans ce qui devint une authentique preuve de l’absurdité de l’existence. Malgré un déclin accéléré sur le plan physique, je n’ai jamais été réellement dans le rouge sur le plan psychologique et si j’ai craqué une ou deux fois, il s’agissait plus d’une réaction de fatigue nerveuse due à un ras-le-bol que d’une descente infernale dans les glauques sous-sols de la déprime. La plupart du temps, je me concentrais sur le présent sans trop penser à la guérison car pour que l’esclave se libère, encore faut-il qu’il soit au préalable capable d’identifier le maître le maintenant sous le joug. Tandis que je devenais physiquement, peu à peu, l’ombre de moi-même, l’absence de diagnostic entretenait un sentiment très désagréable d’être la victime des attaques d’un fantôme des forces du mal dont il faudra finalement admettre l’invulnérabilité.
Pourtant, le sinistre paquet d’os que je deviendrais au pire moment de la maladie demeura étrangement toujours optimiste. Bien qu’énervé par l’insanité de la situation puisque ce qui m’accablait n’avait semblait-il rien à voir avec rien, j’entretenais la croyance en l’existence d’une bonne étoile qui telle celle du Berger, unique dans le magnifique dégradé d’un jour qui s’éteint, brille sans faiblir à l’horizon pour montrer la voie. Dans mon paysage intérieur ayant la grâce de la diaphane atmosphère vibrante des tableaux de Piero della Francesca, coule un long fleuve lumineux auquel j’aime identifier (en toute modestie) ma destinée en ce bas monde et pour la première fois, je m’épuisais dans de disgracieux méandres en cogitant sur la gravité de la situation.
Quand je traversais Paris au petit matin (sorti de l’hôpital de la Salpêtrière), le bilan médical du séjour parisien qui prenait fin semblait proche du zéro absolu. Je devais prendre la décision de passer malgré tout à l'étape suivante dans le sud de la France. N’ayant pas encore pénétré la duplicité de la prise de morphine quotidienne prescrite par le généraliste fou, je pris mon avion pour Nice dans un état second. Faire contre mauvaise fortune, bon cœur: cette maxime que ma mère prononçait si souvent (en bonne adepte qui s’ignorait de l’ancienne méthode Coué) a marqué mon enfance. L’utilisant pour me réconforter dans certaines situations plus ou moins tragiques à mes yeux de gamin, elle demeura longtemps mystérieuse, car j’entendais fortune dans le sens de richesse. À tout malheur, du minuscule au très grand, il existe une parade. Cette tactique de l’évitement consiste à se dédoubler comme par réflexe en passant du statut de victime à celui d’examinateur. Il ne s’agit plus au sens propre d’une technique de diversion mais au contraire de concentration pure ciblée sur un objectif précis afin d’opérer un retournement spectaculaire.
Depuis longtemps, la très pénible expérience de se cogner violemment un doigt de pied dans un meuble (exemple classique) n’est plus vraiment ressentie avec la même intensité par mon cerveau que j’occupe instantanément à d’autres tâches. Je ne pense pas à “autre chose”. Je me focalise sur ce qui m’arrive en repensant aux centaines d’incidents du même genre que nous supportons tout au long de la vie. Je m’interroge par exemple: si cela avait été possible à 20 ans, aurais-je accepter de juxtaposer tous ces instants de souffrance intense mais fugace en un seul moment plus long et très pénible afin d’en être débarrassé une bonne fois pour toute? J’ai bien survécu à quelques longues séances plutôt gratinées chez moult dentistes…
En enclenchant ainsi automatiquement ce type de réflexion qui n’évite pas le sujet, mais le traite, je ne ressens plus “réellement” la première douleur (le doigt de pied cogné) dans sa forme brute, originellement atroce. La maxime maternelle incitant à faire bonne figure face à l’adversité est communément comprise comme une façon de faire comme si de rien était. C’est la bonne piste qu’il faut effectivement suivre au départ mais à condition de savoir où elle peut nous mener. L’ambition est de penser à la douleur au moment même de sa manifestation en tant qu’objet d’analyse intellectuelle afin de substituer aux phénomènes purement physiques une représentation mentale la plus élaborée possible. C’est l’application pratique du stoïcisme: la douleur n’existe que dans le cadre de la représentation dans laquelle je décide de la circonscrire. Un beau coup d’état au royaume des tourments qui serait rendu possible par l’inversion radicale du processus allant du stimuli sensoriel au cerveau. Pour en accepter l’augure il suffit d’imaginer trois personnes ayant un couteau planté dans la paume de la main, l’un hurlera, l’autre pleurnichera un peu en serrant des dents tandis que le dernier demeurera impassible. C’est bien la confirmation que les trois infortunés, pourtant constitués de réseaux nerveux identiques, se font “une idée” différente du fâcheux événement. La subjectivité ne nie pas la réalité - le couteau est bien là où il ne faut pas - mais l’emprisonne dans une série de pièges psychiques plus ou moins raffinés, de la simple distraction en portant son attention ailleurs jusqu’à un discours intérieur plus complexe. L’analyse de ma propre souffrance atteindra son point d’orgue bien plus tard (de retour à New-York) et ne fut pas d’une réelle efficacité dans les premiers jours très difficiles passés dans une maison aux confins alpestres du comté de Nice entouré d’amis en droit d’attendre que je ne parte pas en vrille le temps du séjour. J’assurais mais il ne fallait pas non plus me proposer d’aller jouer à attrape-bouquetins ou cache-marmottes dans les majestueuses montagnes environnantes.
Je montrais autant que faire se peut du “bon cœur” à l’ouvrage compliqué que suppose une approche raisonnable de la douleur. Je pensais maîtriser la situation avec classe en affrontant l’adversité par des réflexions toujours plus élaborées sur la maladie, mais je commis l’erreur de faire confiance à une alliée qui n’en était pas une. En ingurgitant des quintaux de cachets de morphine correspondant exactement à ma prescription sans me rendre compte des conséquences, j'allais provoquer à mon insu une réaction en chaîne incontrôlable. Enfermé dans un rythme malsain, je ne dormais plus vraiment tandis qu’au matin mes neurones flottaient dans des brumes qu'aucun rayon de soleil estival ne parvenait à dissiper. Vers midi je ressentais un profond abattement mais ne parvenais plus à m'étendre pour me laisser aller à une sorte de sieste. À peine étais-je en position allongée que les douleurs que je pensais vaincues se ravivaient. Je me relevais donc pour ne pas bêtement aggraver mon cas et recomptais mes prises de médoc des dernières 24 heures afin de m'assurer qu'il m'était possible d'avaler sur le champ une nouvelle gélule aux vertus magiquement sédatives. Je déroulais l'après-midi à ne pas faire grand-chose. Petit à petit, je perdis l’appétit à cause d’horribles maux de ventre contribuant rarement à motiver un bon coup de fourchette. Ne parvenant plus à me nourrir correctement avec un bide devenu aussi dur qu'une baudruche remplie de ciment, je consultais précipitamment le seul médecin répondant présent dans les parages.
Sur le chemin sinueux en pente légère qui mène au village, je marquais une pause, le souffle coupé, assis sur un vieux banc. Le panorama était proche de la banale perfection esthétique qu’offre trop facilement la nature. Vers la vallée, dans la chaleur scintillante de l'été, on distinguait les toits des maisons du village en partie caché par une forêt d’austères conifères verts émeraudes. Tombait comme une masse sur mes épaule un ciel exagérément bleu tacheté de rares cumulus nains qu'une brise poussait gentiment par-dessus les montagnes. Une fine couche de neiges éternelles, sur les lointaines crêtes sublimes étincelaient. Par moment le soleil était masqué par un nuage plus gros dont l'ombre éphémère réinventait un peu de fraîcheur. En quête d'une improbable force d’âme, je restais là, prostré, hébété, minuscule personnage collé dans le décor, fasciné par l'implacable fixité du gigantisme minéral bercé par le faible murmure du vent caressant les formes végétales et mes joues. Un ange ou un extraterrestre aurait fait une lumineuse apparition pour m'annoncer que tout était factice depuis le début de mon existence et qu’au-delà de mon champ de perception le monde n'existait pas en précisant que le spectacle était fini, je n'en aurais pas vraiment été surpris, ni, étrangement, réellement chagriné. Disparaissant en fondu enchaîné du petit chemin ensoleillé comme gommé par un créateur désirant corriger ses erreurs, mon départ n’aurait selon toute vraisemblance, pas trop bousculé l'ordre des choses qui semblait si définitivement silencieux et grandiose. Je n’atteignais pas l’acmé d'un état dépressif - dont l’absence devenait presque inquiétante - mais je goûtais à un ersatz de nirvana dans une jouissive osmose entre un instant, un lieu, un corps fatigué et un esprit vide mais en paix. L’écoulement du temps fut comme empêché dans un espace structuré selon la mise en abîme infinie des fractales. Si - et seulement si - j'avais été totalement seul au monde, indifférent à quiconque, j’aurais sans doute pu en rester là, dans ce rare et authentique moment d'extase animiste…
Bien que bourré de calmants, j’avais mal et pas le moindre courage pour faire un pas supplémentaire ou revenir en arrière. Dans un sursaut de lucidité dont l’origine cachée m’intrigue encore, je remis la machine infernale en route vers le but qui avait motivé ma tentative de sortie. Je parvenais enfin à la petite maison opportunément située à l’entrée du village mais bien après l’heure du rendez-vous. Je trouvais le médecin sur le pas de sa porte tournant sa clef à laquelle il fit faire la rotation inverse en soupirant car ma tête de drogué ahuri, mon regard de paumé des cimes, ma démarche d’arthritique précoce et une sorte de beuglement l’ont vite convaincu que son métier l’obligeait parfois à faire des heures supplémentaires.
Mon historique et la consultation laissa ce brave toubib d’arrière-pays dans l'expectative la plus complète. Ce qui était certain c’est que j’absorbais trop de calmants dont les redoutables effets secondaires expliquaient le mal-être devenu général. Il me prescrit de quoi débloquer la situation dans l’immédiat et je repartis légèrement rasséréné. Je n’avais objectivement aucune nouvelle raison d'être subitement optimiste subitement privé de calmant. Pourtant, le sentiment d'avoir été rattrapé par le col au bord du précipice puis remis dans le droit chemin en évitant piège vicieux de l'empoisonnement lent, me libérait soudain d'un poids énorme. Dans l’obscure aventure, le voile des nuées s'était déchiré… J’entrevoyais à nouveau l’éclat de mon increvable bonne étoile me guidant vers le salut. Depuis ce jour j’ai conservé une certaine distance sur les événements comme si j’avais, de toute façon, déjà évité le pire. Sans pour autant prétendre avoir réussi à tout contrôler dans les moindres détails, je n'ai plus jamais laissé la situation m’échapper.
Pas mangé, pas dormi, une boule de bowling dans le ventre, de la fièvre, des vertiges, les sueurs froides du type déjà en manque, tel fut le piteux bilan établi le lendemain matin. Je n'avais donc plus tellement le choix entre attendre une miraculeuse amélioration ou me résigner à l'hospitalisation à Nice, à une bonne heure de route. À moins de m'assommer puis de me ficeler sur le toit, j'étais dans l'incapacité de prendre le car qui en temps normal est déjà un moyen de transport inconfortable sur la longue partie du trajet tarabiscoté et parfois vertigineux le long des gorges. J'ai donc fais appel à un taxi pour effectuer le trajet en première classe, mais je suis tombé sur une conductrice "accroc de la bagnole avec une niaque d'enfer" annonçait-elle, comme le prouva sa conduite sportive de la puissante Mercedes dès lors que j’avais commis l’impair de préciser que nous allions au service des urgences de l’hôpital. Connaissant bien le parcours, j'anticipais la probable collision à certains virages étroits sans aucune visibilité qu'il était mortel d'aborder en trombe. De plus, la folle du volant dissertait sans fin sur les dernières nouveautés du salon de l'auto de Francfort. Quoi qu'il puisse advenir, pensais-je, je finirais de toute façon aux urgence! Simplement, je souhaitais y parvenir dans un état me laissant une petite chance d'en ressortir. Balloté dans tous les sens sur la banquette arrière, j'avais beau me dire que je vivais sans aucun doute une aventure formidable pleine de rebondissements et de personnages hauts en couleur, je commençais franchement à me demander ce que j'avais fait pour mériter cela.
Nous sortîmes des montagnes russes à la jonction de la route nationale où le bolide effectua un dérapage contrôlé sur les graviers du bas-côté pour un arrêt non prévu. “Changement de véhicule” m'annonça la l’avaleuse de bitume en ajoutant sans se démonter : “ma collègue ne va pas tarder, moi je ne fais pas la suite, ça m’ennuie”. Elle parlait de la rectiligne N34 qui file dans la morne plaine jusqu'à la côte. Je n'allais pas me formaliser d'un léger contretemps puisque j'y gagnais indéniablement en espérance de vie. Et effectivement, je ne risquais plus grand-chose avec la seconde conductrice plus amortie qu’excitée et mes pensées se perdaient en regardant défiler ce paysage tellement moche de la basse vallée du Var à jamais associé à de tristes événements émergeant à nouveau du passé pour me tourmenter.
En 1994, la seconde femme de mon père possédait une maison dans les environs. Nous y fument accueillis, Isabelle et moi durant trois interminables journées durant lesquelles mon Père agonisait dans un service de soins intensifs à Nice. Chaque matin, nous constations que son état empirait avec une célérité impressionnante et il n’était plus réellement possible de communiquer avec lui sauf à lui tenir sa main qui s’agitait exagérément comme un poisson hors de l’eau. L’après-midi, nous tentions de tuer le temps - si j'ose dire - mais lassés de traîner notre morbide humeur le long de la promenade des Anglais, nous décidâmes de rentrer plus tôt afin de partir en balade vers les collines dans une mauvaise chaleur moite d’un soleil d’été voilé. Au milieu de nulle part, dans les lacets de la route qui grimpait légèrement vers un supposé point de vue panoramique, s’imposa brusquement la masse lugubre du funérarium jusqu'ici masquée par la succession ininterrompue des murs d’enceinte des grosses propriétés. Cette sinistre rencontre avec un bâtiment en béton si glauque n’arrangeait pas le moral des troupes. Nous progressions en silence en pensant avoir dépassé les bornes de l’humour noir lorsque nous vîmes peu à peu la route se couvrir de rochers de tailles allant crescendo du gravier au bloc de plusieurs tonnes jusqu'au moment où il devint impossible de les contourner. C’était l’échec total de cette tentative de virée se voulant à l’origine plus ou moins bucolique et qui aurait dû être une antidote aux angoisses mortifères. Nous n’avions plus les ressources mentales pour aller plus avant et c’est le cœur encore plus lourd que nous restâmes un long moment prostrés dans le laid et la vacuité…
Depuis la N34 j’anticipe toujours le moment où se profilent au loin, à flanc de colline, les disgracieuses formes de l’étrange édifice.
Par une ironie du sort pour le moins macabre j’allais peut-être trépasser dans le même hôpital que Papa! Certes, je ne pensais pas être en phase terminale, mais la coïncidence était troublante.
Sur la banquette arrière du taxi, ma bedaine semblant sur le point d’exploser ou d’imploser (je ne savais plus trop), je ne désirais plus qu’une seule chose avec ardeur: changer de corps!
Échouant aux urgences de l’hôpital maudit, je fus surpris de constater qu’on ne se bousculait pas au portillon contrairement à Paris où la salle d'attente était toujours comble. Je m'attendais à côtoyer les vacanciers malchanceux, les presque noyés, les gamins trop insolés, les russes amochés par des bagarres nocturnes, mais un type seul matait en somnolant une chaîne info en continu sur un antédiluvien poste de télé suspendu au plafond. Tirant profit de son microscopique pouvoir, la chef du service exigeait que je lui narre mon histoire depuis le début comme si j’avais à justifier par tout un récit mon éventuelle admission. Je me braquais et fis l'expérience étrangement ridicule de m’engueuler avec quelqu'un en position allongée sur le sol (comme je ne tenais plus sur mes jambes, un infirmier m’avait installé sur une civière posée à terre). Je comprenais que la situation demeurerait bloquée tant que je ne me serais pas soumis à ses caprices procéduriers et pour la énième fois j’énumérais la liste de mes énigmatiques symptômes, des résultats négatifs des examens réalisés par rayonnements divers ou par l'entremise d’analyse d’échantillons de mes fluides corporels, les avis de ses collègues plus ou moins incompétents au gré de mon périple compliqué dans les hôpitaux parisiens, les médocs jusqu'ici ingurgités… Elle finit par lâcher prise, car j’étais au bord de l’évanouissement tandis que ses sbires commençaient à douter de l’intérêt de poursuivre une si inutile dispute. Avec le sourire sadique de la peste satisfaite sachant qu’inéluctablement la victoire lui sera acquise, elle demanda que l’on me lavât la panse de l’intérieur (expérience mémorable que l’ordinaire dignité bien ne m’autorise pas à détailler).
Malgré la persistance de graves troubles musculo-squelettiques provocant des pics de douleur intenses (puisque l'impératif avait été d’arrêter net la prise de morphine toxique pour sauver l’intégrité de mon métabolisme) on me refusa l'hospitalisation sous le prétexte - qui devenait un grand classique - que les examens ayant déjà été pratiqués ne révélaient aucune pathologie à traiter. Poussé vers la sortie on me conseilla fortement d'aller voir un psy en soupçonnant une éventuelle cause psychosomatique dont j’allais magiquement prendre conscience. Dans la maladie bien réelle qui sera finalement détectée, les symptômes ressemblent à s’y méprendre à ceux de beaucoup d'autres affections. Les médecins n'arrivant pas à entériner un diagnostic avec les moyens d'investigation ordinaires sont en droit de soupçonner une sorte de dérèglement mental. Cette esquive du physicien qui ne va pas chercher beaucoup plus loin que le bout de son stéthoscope provoque des pertes de temps aux terribles conséquences car l’unique traitement possible s’avère être d’autant plus efficace qu’il est prescrit tôt.
Dans la chambre d’hôtel que je pris pour me reposer, planait un parfum de déprime mais j’éprouvais un réel plaisir à contempler la vue durant le moment incertain où la cité bascule dans la nuit. Je m'interrogeais sur l'intérêt d'être ici et maintenant, esseulé, extrêmement éloigné du programme de l’été en France initialement prévu et sans savoir à quelle adversité j’allais devoir m'affronter dans les heures ou les jours à venir. D'un optimisme à toute épreuve, je pensais ce soir-là sombrer aussitôt dans l’indispensable profond sommeil réparateur pour me sentir d’attaque à l’aube afin de filer à l’aéroport dans le dessein de me réfugier en Corrèze pour retrouver la femme de ma vie qui y séjournait en famille.
Ce fut exactement l'inverse qui se produisit: la nuit fut blanche, le matin horrible et c'est Isa qui devait finalement me rejoindre persuadée que l’heure était grave. En attendant son arrivée prévue dans l’après-midi, je traînais ma carcasse dans la ville à la recherche d’un spa qui pourrait sans doute me faire du bien. Dans un grotesque décor romain nouveau riche je barbotais tranquillement en relaxant mes muscles, constamment tendus à mort vers un effort inconnu, sous l’effet de jets d’eau bouillonnante mais lorsque je quittai l’endroit, j'eus les plus grandes difficultés à marcher dans la rue.
Vraiment bien plus mal en point qu’une heure auparavant, dans un état proche du chat ratatiné sur le bitume par un quinze tonnes, j'étais complètement anéanti après cent mètres d’une progression exigeant de titanesques efforts et une volonté hors normes. Lorsque je distinguais enfin l’enseigne de l’hôtel, je compris mieux ce qu'avait ressenti au fond de son âme le vieux grognard apercevant enfin les faubourgs de Paris après la retraite de Russie.
Entre le moment où le visage d’Isa apparut magiquement dans l’entrebâillement de la porte de ma chambre et celui qui correspond à ce que j'estime être ma complète rémission il s’écoulera environ 200 jours durant lesquels mon ange gardien jamais ne faillit. Avec courage et patience, elle pédala à l'arrière du radeau de sauvetage au même rythme exténuant. Son aide me fut si précieuse que j'en vins à penser que le pire fléau est la solitude dans l’épreuve. Si les rôles venaient un jour à être inversés (que la totalité des dieux de l’ensemble des religions actuelles, passées ou à venir nous en préservent), ferais-je preuve d'une abnégation du même calibre dans le soutien qu'il faut apporter quotidiennement en supportant l'humeur souvent mauvaise du malade qui s'épuise à trancher les têtes du monstre qui telles celles de l’Hydre repoussent sans cesse? Ainsi qu’elle sut parfaitement le faire, serais-je capable d'écouter sans m’impatienter les mêmes suppliques, de soulager au cœur de la nuit en pratiquant les caresses appropriées, de réconforter, de chuchoter les bonnes paroles, d'accompagner l’anémique souffreteux aux urgences en pleine nuit à dans les hôpitaux de New York et d'y patienter ensuite de longues heures sur des fauteuils inconfortables ou de se coucher seule le soir à la maison, lors des plus longue hospitalisation, en pensant que l’état de celui que l’on vient de laisser va peut-être brusquement s’aggraver, qu’il ne reviendra peut-être jamais? J’exprime ici toute ma reconnaissance à ceux qui m’apportèrent du soutien.
À Nice, nous faisions le point de la situation qui n'était pas brillante.
En l’absence d’une cause physiologique expliquant les symptômes, se pouvait-il qu'effectivement la chose soit d'ordre purement psychologique? Autant dire que j'envisageais cette possibilité avec tout le sérieux qu'il m'était possible de simuler, mais il arrive qu'une panne de cerveau puisse être identifiée et réparable par une molécule idoine. En plein mois de juillet, nous dénichâmes sans réelles difficultés, un psy niçois.
S’il fallait agrémenter un livre noir de la psychanalyse avec des anecdotes croustillantes je pourrais partager celle du charlatan à barbichette (comme le cliché l'impose) qui me prescrivit une année complète d’antidépresseurs à ingurgiter chaque jour que Dieu daignerait me laisser vivre drogué et amorphe. Dans la rue, l’ordonnance en main, nous pouffâmes puis fîmes aussitôt la grimace en nous rappelant le coût de la consultation. Il est vrai que l’énergumène freudien était visiblement en fin de carrière si l’on en jugeait par le fourbi de son appartement, le blanc de son système pileux, l'à-peu-près de sa tenue vestimentaire et le laisser-aller dans la propreté des vieux rideaux. Il devait donc en être parvenu à des solutions radicalement veules comme d’enfermer ses patients dans l'antichambre de la mort en leur bricolant des camisoles chimiques sur mesure. Peut-être étions-nous tombés sur le pire représentant de la profession et l’hypothèse d'un dysfonctionnement mental ne devait pas être aussitôt jetée à la poubelle comme cette ordonnance absurde et dangereuse.
Mais plutôt que d’aller dénicher un autre psy nous nous convainquîmes qu’il serait plus raisonnable de pratiquer encore d'autres examens physiologique dans le cadre d'une clinique privée puisque l’administration hospitalière publique me rejetait comme un géant abruti piétinent par mégarde ses propres rejetons. Après à un nouvel IRM toujours aussi peu conclusif suivi d’autres vaines recherches plus ou moins intrusives, les médecins déclarèrent à nouveau forfait en me conseillant de rentrer chez moi le plus rapidement possible, sans doute pour y crever plus confortablement dans mon lit. Il est vrai que je ne payais pas de mine suite à la disparition phénoménale de masse musculaire et à la fatigue accumulée que trahissait un teint blafard tandis que la prise de multiples médicaments inutiles avait peu à peu vidé mon regard de sa familière étincelle.
Le reflet dans la glace de ce zombie me fascinait sans parvenir à me terrifier malgré la visibilité inhabituelle du squelette, la disparition des joues laissant deviner les volumes classiques d’une tête de mort, la sinistre houle des cotes, le fantastique plat des fesses… En l’espace de trois mois, la perte de presque vingt kilos fut le signe le plus affolant de ma décrépitude et je pouvais légitimement me demander si je parviendrais à enrayer le phénomène… Lors de l’ultime hospitalisation bien plus tard à New York, le grand Manitou du service qui me rendit visite dans ma chambre posa le plat de sa main sur ma tempe anormalement convexe en déclarant sur un ton glacial et péremptoire, au petit troupeau d’internes novices qui le cernait : “Here the sign” ! De la mort, précisa-t-il sans égard pour le principal intéressé.
On expérimente tout au long de son existence quelques rares moments de vérité crue. Jeune, je pris conscience que le temps marquerait inexorablement mon visage lorsque je le découvris, défait, triste et fatigué dans le miroir de l'ascenseur en quittant une fête durant laquelle je n'y étais pas allé de main morte sur l'alcool et la clope. J'avais 20 et 80 ans dans le même terrible instant. Devant ce reflet d’un autre qui me rappelait vaguement quelqu’un, l’épiphanie fantomatique de ma propre déchéance programmée fut un gros choc esthétique, car jamais je n'avais visualisé avec autant de réalisme le destin de mon sublime corps d’athlète aux divines proportions :).
À New York cet abruti (encore un, désolé) de big boss m’a fait réaliser à quel point on peut mépriser l’avis de quiconque sur la prétendue imminence de sa propre fin tant qu’au fond de ses tripes on sent bien que c’est une autre partie qui se joue. Sa funèbre prophétie provoqua la réminiscence d’un vieux souvenir de colonie de vacance lors d'une balade en forêt quelque part en Bretagne avec d'autres gamins de mon âge (je devais avoir 6 ou 7 ans). Au centre d’une petite clairière, une chapelle depuis des siècles à l’abandon recelait un trésor artistique que l'on découvrait une fois que les yeux s'étaient habitués au peu de lumière parvenant à pénétrer à l’intérieur de l’édifice de style roman. Une fresque courait le long des murs dans toute la splendeur simple d'un art mêlant naïvement poésie et ambition réaliste. Malgré les outrages du temps ayant terni les couleurs et fait disparaître quelques traits, on contemplait une suite de personnages se donnant la main pour danser comme en état d’apesanteur. À la tête de la sarabande, entraînant le chapelet d’humains sans distinction de rang dans la société si hiérarchisée du Moyen-âge, la mort, simplement représentée sous la forme d’un squelette grimaçant, jubilait de son universel fantastique pouvoir de nivellement définitif. Quelques décennies plus tard, les yeux dans les yeux du mort-vivant qui squattait le miroir, je songeai que j’allais peut-être devoir à mon tour entrer dans la danse.
S’éterniser dans cette clinique de Nice pour retraités mal en point de la Riviera sans renifler le moindre indice permettant de mettre à jour le début du commencement d’un diagnostic s’avérait bien inutile. Les spécialistes des différents services s’étaient succédé à mon chevet en se grattant le menton, le nez ou l’arrière de la tête pour indiquer dans quels abîmes de perplexité ils pataugeaient. Dans l’impossibilité d’admettre explicitement leur incompétence, ils prenaient des airs inspirés en regardant longuement mon dossier pour ne finalement rien déclarer qui puisse participer à une réintégration dans de la joyeuse société des bien portants. Nous prîmes donc la décision de revenir au bercail. Certaines personnes plutôt avisées ne sont pas sans ignorer que les contrats que nous signons lorsque nous entrons en possession de cartes de crédit comportent souvent des clauses d’assurance qu'il est malin de faire jouer au moment opportun tel le rapatriement sanitaire gratuit dans les plus brefs délais en classe business quelle que soit la destination si un médecin confirme l’état nécessiteux du malade en exil en paraphant le formulaire idoine. Isa fait partie du club des plus avertis que la moyenne sachant exercer un droit ou profiter d'un juste avantage avec un sens du timing qui ne cessera jamais de m'épater, étant pour ma part plutôt enclin au fatalisme borné du spartiate de base qui endure plutôt qu’il ne ruse.
Abruti de cachetons, un peu saoul grâce à un champagne de bonne qualité servi à gogo, les derniers neurones encore vivaces occupés à zapper les navets dans l'avion, je ne vis pas passer les heures de vol. Je fus presque surpris de me retrouver à JFK à attendre l'ambulance (gracieusement incluse dans le forfait de l’assurance) qui devait nous transporter jusqu’à Manhattan. Il était écrit que je devrais mériter mon “home sweet home” en m’exposant à un mémorable schibboleth (vieux terme hébreu signifiant une épreuve, mot pour lequel je commence à manquer de synonymes).
Le véhicule aux suspensions inexistantes avait opté pour un très long itinéraire tout à fait inhabituel sans aucun doute le plus cahoteux de Brooklyn et prodigieusement éprouvant. Isa, également bringuebalée de tous les côtés, me tenait la main à la fois tendrement pour me rasséréner et fermement pour m’inciter à faire preuve de ténacité. Son regard tendu vers l’objectif - la fameuse silhouette en dents de scie des lointains gratte-ciels de Manhattan - ainsi que son sourire signifiaient clairement qu’elle ne lâcherait rien tant que le beau fixe n'aurait pas succédé au mauvais temps.
C’était déprimant de constater que le nouveau chapitre “retour à la maison” débutait de façon aussi épouvantable, mais cette péripétie additionnelle ne devait pas entamer de façon significative notre faculté à tourner en dérision l'enchaînement par trop définitivement rocambolesque des événements.
Malgré la déception de l’annulation pour le mois d'août de tout ce qui avait été prévu de longue date, je dénichais un surplus d'énergie qui me laissa presque espérer un début de convalescence due aux retrouvailles avec mon cocon familier. Dans la journée, les douleurs étaient continuelles mais moins fortes. Par contre, le moindre effort physique un peu soutenu épuisait mes batteries instantanément. Descendre les quatre étages pour prendre un peu l’air en zigzaguant dans le quartier ou parvenir au petit café quasiment en face de chez moi m’exténuait parfois au point que je renonçais à mi-parcours.
Jour après jour, je passais essentiellement mon temps au lit dans les positions les moins inconfortables pour le dos, à somnoler ou à écrire sur l’ordi portable. La nuit, le manque de saine fatigue associé à la somnolence diurne provoquaient d’interminables insomnies durant lesquelles je gravissais lentement mais sûrement l’échelle, graduée de 0 à 10, sur laquelle on me demanda si souvent en milieu hospitalier d'estimer l’intensité des douleurs ressenties. Il m'arriva à plusieurs reprises d'atteindre le fameux seuil au-delà duquel il est totalement impossible de ne pas se précipiter aux urgences quelle que soit l’heure de la nuit. Un bouquin entier pourrait traiter d’une instructive comparaison entre les services hospitaliers français et américains car deux philosophies antagonistes (non pas toujours mais la plupart du temps) ont produit d'une part le mépris et l’isolement du malade perçu comme une chose encombrante et d'autre part, outre-atlantique, une réelle compassion pour autrui réévaluée à la hausse en cas de souffrances physiques ou psychologiques. Comme souvent, le vocabulaire révèle les différences culturelles puisque le mot “calmant” paraît bien dérisoire au regard de pain killer (tueur de douleur), terme utilisé aux USA.
Il existe d’ailleurs des services spécifiquement dédiés à la prise en charge de la souffrance occupant des étages entiers des imposants buildings jouxtant les grands hôpitaux de l’Upper East Side. Dans ces endroits hyper-aseptisés, les pires situations sont promptement prise en charge avec une remarquable précision par des “pain managers” dont le job n’est pas de vous guérir, mais de vous aider à éradiquer les symptômes les plus intolérables. Ils établissent les posologies en mettant régulièrement à jour l’ensemble des informations sur l’évolution de votre pathologie tout en gardant un oeil vigilant sur votre capacité à encaisser les inévitables effets secondaires.
Pendant les nuits blanches qui se succédaient et lorsque l’impérieuse nécessité d'une petite escapade aux urgences ne s'imposait pas, je déambulais à la maison tel un ours en cage cherchant un plan d’évasion crédible. Je me postais à la fenêtre pour sentir la pulsation toute proche de l’incessante vie nocturne de la cité dont la devise est qu’elle ne dort jamais…
Souvent je m’enfilais des vidéos sur Youtube jusqu'à l'écœurement visuel et maintes fois je me suis simplement affalé sur le divan, endolori, fourbu, lassé d’éprouver les affres de la morne solitude des nuits sans rêves. Dans le faible éclairage provenant de la lune plus ou moins pleine, pendant de très longs moments, je gambergeais… Combien de temps ce cirque allait-il encore durer? Je n'avais strictement aucune possibilité de savoir si j'étais seulement au début, au milieu ou enfin vers la fin de cette mauvaise passe. L'incertitude du diagnostic m'incitait à garder une forme d'espoir puisque par défaut je n'avais pas de cancer ou autres terribles maladies qui eussent pu être incurables, mais à la moindre aggravation des symptômes, je me sentais irréversiblement englué dans de filandreuses pensées. Mon imminent futur allait-il être de disparaître de la surface de la terre pour emménager six pieds sous terre sans qu'aucune explication plausible de ce qui m’était arrivé ne soit formulée par qui que ce soit d’à-peu-près sérieux ? Fallait-il, toutes affaires cessantes, penser à protéger autant que faire se pouvait, mes proches des différentes conséquences psychologiques d’une fin proche?
Dans ces moments de vacuité, les visages des êtres aimés depuis si longtemps disparus, resurgissent comme des épaves vérolées de coquillages informes à la surface d’une mer de souvenirs que l’alizé de l’oubli fait à peine frémir. Lorsque s’installe le sentiment que l’on serait en meilleure compagnie des macchabées que des vivants, il est temps, soit de se flinguer, soit d’écrire pourquoi on devrait ne pas le faire en ingurgitant un pot de Nutella.
Pour différer la dispersion post-mortem de l’agrégat d’atomes constituant mon enveloppe corporelle et l’éventuel voyage de mon âme vers je ne sais pas trop bien où, le paradis, Pétaouchnok ou la cervelle d’un chien dans lequel je me réincarnerais peut-être, il était évident que je devais persévérer dans la quête du spécialiste qui, dans la toute simplicité de l’expression de son génie, me sauverait la vie en résolvant l'énigme vivante que j'étais malgré moi, devenu.
J’éprouvais des difficultés toujours croissantes à respirer suite à l'inflammation devenue permanente de l'ensemble du nerf spinal (entourant la cage thoracique) mais comme un bœuf traçant son sillon la tête basse sans jamais songer au bout du champ je prenais le métro pour honorer des rendez-vous à l’autre bout de la ville.
À son front simulant un vieux toit de tôle ondulée déchiqueté par la rouille ou à ses mains de momie parcheminées, je devinais que la sommité en neurologie qui m'auscultait dans un hôtel particulier de la 72 ème rue, devait avoir obtenu son diplôme l'année de l'attaque de Pearl Harbour. Malgré la longue cohorte des malades en délicatesse avec leurs nerfs qui défilèrent dans sa grotte depuis soixante ans, le grand sorcier demeurait aussi aphasique qu’une pierre tombale en relisant pour la troisième fois la longue liste de résultats provenant des nouveaux examens (auxquels je m'étais soumis de mauvaise grâce à sa demande) qui auraient dû, selon lui, enfin, tout expliquer.
Me jetant subrepticement un regard morne, comme pour vérifier que j'existais toujours, il ne parvenait pas à réprimer une moue signifiant déception et interrogation qui augurait qu'entre nous la perte de temps serait partagée tandis que lui empocherait une compensation sous forme d’une poignée de dollars dont je serais par contre délesté. Sans doute, avait-il mis beaucoup d'espoir dans la détection d’un virus qui manquait à son tableau de chasse ou d’une pathologie rare dont la découverte lui assurerait une petite renommée. J'étais moi-même désappointer puisque dans ma situation qui s’éternisait, j’en venais presque à désirer une mauvaise nouvelle plutôt que de rester dans l’expectative.
L’examen par scintigraphie qui n’avait donc servi à rien avait été un lent supplice dont je me serais bien passé, car il est paradoxalement préférable d’être en excellente forme pour respecter la consigne impérative de garder une parfaite immobilité dans une position douloureuse durant un peu plus d’une demi-heure afin que le scanner d'un modèle spécifique puisse balayer progressivement l'ensemble du corps. Le sentiment d’isolement est poussé à extrême durant ces moments, objectivement pas si longs mais vécus subjectivement comme interminables. Allongé sur le froid plateau de métal qui avance de quelques millimètres par minute, concentré sur le maintien sans faille de la figure imposée, plongé dans la pénombre puisque laisser allumer l’aveuglant néon du plafond eut été un raffinement sadique un peu trop évident, affublé de l'une de ces fameuses blouses de patients dont la laideur semble être l’universelle norme, l'ennui est d'une insondable profondeur.
“Qu'est-ce que je fous là?” est la question récurrente qui interpelle le candide ayant mis tous ses espoirs dans la haute technologie médicale. Les grains, si précieux, franchissant le goulet d'étranglement du grand sablier du peu de temps imparti à chacun, sont dans ces instants de vide inepte, bel et bien définitivement gâchés. Dans un état semblable à celui de la vieille serpillière baignant dans l’eau sale d’un seau oublié dans un recoin de la centrale de Tchernobyl, je suis parvenu au terme du processus en espérant qu’un diagnostic même gravissime, justifierait l’épreuve.
L’enjeu du premier mois de retour au nid était d’échapper à l’hospitalisation en courant ainsi les rendez-vous en ville pour soumettre à différents experts les photos-souvenirs de mes pérégrinations dans le monde merveilleux de l’imagerie médicale mais mon organisme se détraquant à vue d’œil, il me fallut bientôt me résigner à opter pour un long séjour dans l'un des hôpitaux ayant quelque réputation (mais comment peut-on être sûr et certain de faire le bon choix?).
J'ai survécu à Lenox Hill Hospital en enfilant telles de fausses perles sans éclats, des journées fadasses, à moitié abruti par un grand cru de morphine délivrée cette fois-ci directement par intraveineuse toutes les 240 minutes exactement. Je supportais bon gré mal gré les longues nuits cafardeuses, systématiquement éconduit par Morphée à la frontière du royaume des songes, attendant l’heure de la délivrance du délicieux produit miracle qui glace les veines, édulcore subitement puis élimine à la longue toute sensation de souffrance physique mais également psychique. Afin de ne pas perdre le rythme soutenu des examens superflus, j'effectuais encore un IRM à l'étage 54 ou une énième radio au sous-sol - 3. Trimballé par des sous-infirmiers sur une civière à roulette, il m’arrivait parfois de passer quelques heures scotché sur mon ridicule véhicule garé le long d’un mur, seul dans un couloir lugubre exagérément refroidi par l’abus de climatisation. Perdu au milieu de nulle part dans ce triste dédale parcouru d’un mélange d’odeurs médicales écoeurantes, mon esprit s’égarait dans de bizarroïdes associations d’idées grises tandis que mon échine frissonnait sous l’effet de spasmodiques bouffées d’angoisse.
Un matin, comme je l’évoquais plus haut, j’ai donc le privilège de voir débarquer dans ma chambre le big Boss en personne, avec son nœud papillon mauve sur chemise moutarde sous une blouse forcément banale pour jouer le modeste qu’il n’était assurément pas. Entouré d'un aréopage d’internes novices dont les dégaines incertaines et les visages ahuris suscitaient le doute sur le fait qu'ils puissent un jour contribuer à améliorer le sort des malades qui tomberont entre leurs mains, le général en chef de tout le bazar paradait. Ce bavard impénitent est l'imbécile dont j'indiquais avec quelle élégance et désinvolture il me désigna comme l'exemple parfait du client dont certains stigmates sur le visage trahissaient inéluctablement la fin proche en pointant mes tempes. Il s’écoutait disserter sur mon cas sans me calculer, préférant croiser les regards admiratifs du petit troupeau de fans qui buvaient ses paroles. Tout à coup, déboula dans la chambre encombrée, le chirurgien neurologue qui m'avait fait part de ses doutes, la veille, concernant un passage sur le billard afin de régler un problème de vertèbres parfaitement virtuel selon lui. Mais le jugement du seul maître à bord après Dieu différait totalement puisque sa préconisation était d’opérer sans délai quand bien même j’étais foutu mais sans doute servirais-je ainsi la science à mes dépens.
Je m’affligeais de constater le minuscule résultat de ce long séjour à l’hôpital dans le ridicule de la situation présente qui consistait presque à jouer à pile ou face dans un flot de paroles inutiles et désordonnées. Le plus gradé n’en démordait pas: il fallait jouer du scalpel en triturant les disques intervertébraux d7, d8, d9 (si ma mémoire est bonne) sans tenir compte des arguments mis en avant par son éminent confrère, contradicteur et subordonné qui gâchait ce beau projet de frappe chirurgicale. Il devenait clair que le grand Manitou ne remettrait plus en cause ses conclusions pour ne pas écorner son image de marque en érodant son autorité par une humiliante reddition en public. La réalité devait se plier à ses propos comme lors de la Grande guerre des tranchées, le champ de bataille devait nécessairement concorder à la forcément géniale appréciation de l’état-major pourtant planqué dans un château à l’arrière.
Néanmoins, le neurologue sous-fifre tenait bon en proclamant qu’il ne s’acquitterait pas, en tant que chirurgien d’un certain renom, d’une tâche si inepte. En vue de mettre fin à ce mauvais spectacle pour le moins préjudiciable à la réputation de l’hôpital dont ils n’étaient finalement que les employés, les duellistes décidèrent qu'on allait remettre mon cas entre les mains notoirement habiles d'un troisième larron, expert de la méthode forte qui m’injecterait directement dans la colonne vertébrale une dose massive de cortisone. Je quittais donc sur le champ l'hôpital pour être mis en relation le jour même avec un professionnel aux manières expéditives s’étant moult fois distingué dans le milieu médical par sa dextérité à enfoncer sa seringue à la racine du mal. Dire que je trouvais sympathique ce nouveau personnage brut de décoffrage serait exagéré, mais j'ai apprécié la bonhomie, voire la franchise, de celui qui sera effectivement mon sauveur pour tout ce qui concerne les douleurs térébrantes (perforantes, profondes, aiguës).
Deux jours plus tard, allongé à plat ventre sur le billard, il m’imposa une procédure suprêmement pénible consistant à se guider par vidéo-radiologie pour enfoncer une longue aiguille aux frontières de la moelle épinière. Je pouvais voir l’écran de contrôle et par moment je signalais l'impérative nécessité d’augmenter les effets de l'anesthésie locale distillée par une seconde aiguille juste en tapotant discrètement du doigt sur mon étrange oreiller en plastique dur car opérer cette zone à risques exige l'immobilité totale du patient. La première fois, le soulagement ne fut pas à la hauteur des espérances (en tous cas, pas inversement proportionnel à la brutalité des moyens employés) mais la seconde tentative deux semaines plus tard fut la bonne. Magiquement, durant une petite dizaine de jours, j'eus l'impression d'être enfin sorti du tunnel, puis les douleurs revinrent sournoisement par intermittence comme une mauvaise habitude dont on ne peut finalement pas se défaire.
La question était maintenant de savoir si j'allais devoir me résigner à me gaver d’alcaloïde d’opium ad vitam aeternam en devenant une sorte de spectre qui traine sa lassitude d’une pièce à l’autre de l’appartement tel vieillard avant l’heure. Lorsque revenaient à la charge les douleurs lancinantes ou fulgurantes selon l’humeur du bourreau toujours pas démasqué, je peaufinais mes représentations intellectuelles en tentant de nommer la souffrance dans le plus pur style de la méthode stoïcienne. Adolescent, j'avais été impressionné par le fameux livre d’Henri Alleg (La Question, éditions de Minuit, 1958), édité puis censuré pendant la guerre d'Algérie, qui dénonçait la torture dont l'auteur lui-même avait été victime. L'ouvrage remettait singulièrement en cause quelques idées reçues sur notre capacité de résistance en témoignant de l'absence de limites qui la caractérise. L'indicible douleur est l'implacable ennemi devant lequel on ne peut que reculer mais jamais capituler. Quel qu'en soit le prix, il faut préserver au plus profond de son être de toute conquête définitive, un ultime drapeau symbolisant l'irréductibilité de l’esprit. Que soit profaner cet ultime sanctuaire en s’avouant vaincu ne garantit jamais l’arrêt de la sévices qui ne sont que rarement perpétrés dans le but “rationnel” d’obtenir quoi que ce soit mais plus souvent par pur sadisme. De la plus réaliste des manières, Alleg montre la seule issue possible - selon sa propre extraordinaire expérience - mais ne fournit pas de mode d’emploi détaillé pour résister. Sans doute, est-ce à chacun de construire son dernier rempart avec les briques secrètes dont il dispose. Pour ma part, il m’a semblé utile de détourner à mon avantage le fameux paradoxe d'Achille et de la tortue: le héros grec dispute une course avec l’animal réputé pour sa lenteur auquel il accorde gracieusement une avance de cent mètres mais Achille ne pourra jamais rattraper la tortue. Pendant qu’il court, elle continue de progresser de telle sorte qu’il ne pourra paradoxalement jamais annuler l'avance de l’animal. Ainsi peut-on comparer l’intégrité physique à la tortue et la douleur à son poursuivant pour tenter de contrôler la situation en fomentant une sorte de putsch temporel.
L’expérience de la maladie vaut la peine d’être vécue comme tout ce qui participe à mieux se connaitre soi-même. Il ne s’agit d’une malédiction, car aussi difficile que cela soit de l’accepter lorsque les moyens de l’éradiquer font défaut, il est utile de se convaincre que tout procède par construction autant que par dégradation. Dans un contexte exactement opposé, lors d’une phase euphorique, en pleine jouissance, proche d’un état de béatitude, il faut également raison garder en conservant sa naturelle aptitude à discerner l’ombre au tableau qui toujours existe pour se préserver d’un imbécile aveuglement face au bonheur. Donc, pour ne pas disparaitre dans le prodigieux maelstrom vous siphonnant le cerveau lorsque le corps part en vrille, la lucidité impose d’identifier ce qui est encore et toujours intellectuellement digne d’intérêt dans l’épreuve. Pour donner une autre piste de réflexion, on peut évoquer une forme assez subtile de dialectique bouddhiste proposant que chaque membre d'un binôme est co-responsable de l'existence de son vis-à-vis car les échanges ne sont jamais à sens unique. Le tortionnaire partage avec sa victime un plus petit dénominateur commun qui est l'ultime résidu d'humanité qui pourrait lui commander de mettre fin à ce qui devient une absurde et dégradante séance de destruction et d’auto-destruction. On se tromperait en ne reconnaissant pas une souffrance chez le bourreau, certes sans commune mesure avec celle qu’il inflige mais bien réelle. Il porte une partie du fardeau et doit savoir qu’il y a un prix à payer.
J’ai également mieux compris le moine se flagellant dans sa cellule pour vivre dans sa chair la passion du Christ dans l’espoir d’atteindre à une osmose mystique car dans la quête du paradis ou du nirvana il y a toujours un petit détour aux sombres enfers. Souffrir n’est certes pas une obligation masochiste pour une introspection philosophique digne de ce nom puisque bien des chemins de connaissance en pleine lumière existent mais la maladie n’est pas un trou noir aspirant l’âme dans des abimes sans que rien ne puisse en ressortir.
D’une manière ou d’une autre, selon les modèles utilisés ou les philosophes dont on invoque les préceptes, l’intellectualisation du martyre est un investissement quotidien extrêmement rentable sur la longueur. Lorsqu’une pathologie s’éternise, c’est l’occasion de complexifier sa relation au côté sombre en prenant conscience de l’étendue illimitée de nos capacités à réinterprété constamment la réalité. Certes, tout le monde ne peut pas se couper une main sans broncher afin de démontrer la supériorité de la maîtrise mentale tel le soldat romain lambda, qui, dit-on, en était capable sur ordre de son supérieur et il est également bien humain de penser n’avoir rien à apprendre d’une intolérable douleur mais c’est exactement l’erreur fatale à ne pas commettre.
Grâce à la finesse d’analyse de mon pain manager, je tenais le coup durant des mois en m’interrogeant toujours sur le pourquoi de mon infortune. Je réussis peu à peu à ralentir la cadence infernale de la valse macabre des vertèbres tandis que l'inflammation du désormais fameux nerf spinal était reléguée au rang de moindre mal. Malencontreusement, je fus bientôt atteint d'une paralysie partielle du visage et du bras droit puis un triste matin, j'eus la déplaisante surprise de constater que mon coude gauche avait quadruplé de volume. Etais-je finalement le jouet de quelque sorcier haïtien me prenant pour un poulet sans tête qui continue de courir ou la victime d’un jeteur de sort ardéchois remettant à la mode de moyenâgeuses méthodes d’ensorcellement à distance ou peut-être encore étais-je le souffre-douleur de marabouts maliens en mal de fétiches à épingler, qui auraient tous d'obscures raisons de m'en vouloir à mort ?
J'ai regardé Isa du coin de l’oeil par-dessus mon bol de chocolat avec un air de chien battu qui signifiait que ce petit déjeuner avec mon coude d'Eléphant Man marquerait une sorte de défaite dont on ne se remet pas. J'étais au bout du rouleau, au bout de la piste, au bout du bout… Pas déprimé, toujours pas, mais déboussolé, je n'en pouvais plus d'être ainsi à la merci d'un ennemi invisible au comportement aléatoire, doté d'un sens de l'humour pour le moins douteux.
Il est toujours déconcertant de constater que lorsqu’une personne qui vous aime affirme que tout finira par s'arranger à moyen terme, voire à courte échéance et que l'essentiel est de ne pas cesser de progresser dans le désert afin de conserver une chance de parvenir à l'oasis, nous inclinons benoîtement la tête pour approuver alors que l'instant auparavant nous étions prêts à tout laisser tomber.
Sauf un coup de chance qui pourrait définitivement faire pencher la balance du bon côté, je n’entrevoyais plus aucune raison d’escompter un retour à la normale. Les choses iraient ainsi de dérèglements physiques en dérapages psychologiques plus ou moins controlés jusqu’au dénouement tragiquement anodin.
Le prodige eut pourtant lieu ce même jour chez mon médecin généraliste, que j’allais consulter afin de tenter de réduire l’inopportune boule au coude. En emménageant dans le quartier, j’avais choisi ce docteur en fonction de sa proximité puis de sa bonne tête qui ne prenait pas celle de ses patients.
En voyant mon gros bobo, il soupira avec une grimace parvenant à mixer l’étonnement et la l’abattement. Ce bon vieux doc des familles eut pourtant l'inspiration divine que n’avait eu aucun de ses collègues mieux payés mais moins doués. Rouspétant contre l’inexplicable succession de mes problèmes: mal de dos, tendinite, paralysies locales, mystérieuses excroissances, il émit l’hypothèse qu’une analyse de sang devait être effectuée dans l'intention bien précise d'obtenir une réponse à une unique question dont il avait l’idée. Je serais positif ou négatif selon les critères de ce test spécifique.
Il fallait y penser et mon docteur préféré, dans sa très grande sagesse pimentée d’une pincée de bon sens, y pensa. De quoi s'agissait-il exactement ? Bien que ne pouvant s'empêcher d'afficher une mystérieuse confiance en ce qu’il croyait être une très bonne initiative, il se réservait un droit à l'erreur et ne souhaitait donc pas m'en dire davantage.
Songeur, je revenais à la maison en traversant Tompkins Park bariolé des couleurs du printemps conquérant surplombé par le classique mais toujours impressionnant ciel bleu new-yorkais. Je me collais un moment sur un banc situé proche de l’endroit où quelque mois auparavant - il y a une éternité - j'avais fait cette partie de hacky sack la veille de mon départ pour Paris, qui avait été ma dernière journée passée en bonne santé. J’allais sans doute avoir la confirmation que j’avais injustement attribué mon blocage de dos à cet effort sportif trop intense, mais depuis longtemps cela paraissait une explication bien ridicule. Je ressentis une petite montée d'angoisse en me rappelant qu'à l’époque, je pouvais encore sauter dans tous les sens tandis que dans l'état présent des choses je parvenais à peine à faire mes lacets.
La semaine d’avant, chez le prétendument éminent neurologue, j’avais poliment mais fermement refusé de me prêter à une ponction lombaire car je n’avais tout simplement pas confiance en ce grand spécialiste qui m’apparaissait être surtout un grand imbécile. Je culpabilisais donc un peu de remettre soudain tous mes espoirs dans la seule intuition d’un honnête mais banal généraliste de quartier. Qu’allait-il donc bien pouvoir sortir de son chapeau qui aurait stupidement échappé aux autres ? Pourtant, la clef de toute mon énigmatique histoire était bientôt révélée dans un email que je reçus trois jours plus tard. Les résultats du test sanguin confirmaient par quelques chiffres abscons que j'étais positif à Lyme disease (maladie de Lyme)! À quoi ? En googolant immédiatement la sibylline chose, nous apprîmes que j’étais victime d'une bactérie particulièrement perfide, bizarrement à la fois connue et inconnue des médecins à l’époque (2015).
Dans la nature, son vecteur principal est la minuscule tique dont les images en macrophotographie sur Internet étaient plutôt terrifiantes. Si la sale bête infectée te mord, les conséquences peuvent être terribles, parfois fatales. Je me découvrais être en réalité très chanceux puisque je n'étais pas autant atteint que l'on pouvait l'être. D'autres mordus souffraient beaucoup plus et certains avaient vu leur condition physique se dégrader irrémédiablement. Des santés avaient été perdues et jamais recouvrées, quelques-uns étaient décédés…
De nombreux témoignages insistaient sur l'inefficacité des traitements. Les traitements? Quels traitements? Pourquoi inefficaces? Isa et moi étions sur des charbons ardents. Que disait exactement le toubib dans son email? Il préconisait la prise d'un simple antibiotique qui pourrait suffire à éradiquer les symptômes au bout d’un, deux ou trois mois. Si ce n'était pas le cas, il fallait continuer malgré tout l'ingurgitation du médoc car, à ce jour, aucune autre thérapie n'avait été trouvée. Malgré ces incertitudes, c’était quand même une excellente nouvelle de pouvoir envisager la fin du calvaire au mieux dans une petite trentaine de jours. La doxycycline, l’antibiotique en question, a produit les meilleurs résultats possibles au bout de quatre longs mois. Les effets secondaires furent peu agréables mais faciles à gérer si on les compare à ceux parfois insoutenables de la morphine (sur lesquels je ne suis pas vraiment entré dans les détails pour préserver le lecteur sensible). Depuis la fin du traitement, les troubles musculaires, ceux des articulations et du squelette n'ont pas tout à fait disparu, mais il est impossible d'en attribuer automatiquement et avec certitude la faute à une rechute. C'est d'ailleurs ici une difficulté particulière de cette étrange maladie qui produit différents états symptomatiques dans des endroits variés du corps pouvant laisser accroire à beaucoup d'autres causes dont certaines bien typiques d’autres pathologies triviales. Convenons que cela est effectivement déstabilisant pour les médecins. Mais au-delà des erreurs de diagnostic fondées sur une méprise éventuellement compréhensible, le problème était l’ignorance qui régnait en fluctuant arbitrairement selon les pays. En Europe, et plus particulièrement en France, on baignait en plein obscurantisme. Tel le nuage radioactif de Tchernobyl qui selon le discours officiel avait magiquement épargné la France en s'arrêtant à sa frontière, le nombre de cas déclarés de maladie de Lyme en Allemagne, était de cinq fois supérieur à celui de son voisin alors que les deux pays sont dans une configuration identique concernant les risques. La ligne de démarcation était donc bien dans les têtes des représentants du corps médical des deux côtés du Rhin ayant pris connaissance ou pas de la réalité du phénomène. Aux USA (où les premiers cas furent repérés dans le village de... Lyme) les spécialistes font souvent l’erreur d’analyser une situation de crise globale par le truchement d’une minuscule focale qui est d'ailleurs la seule qu'ils sont censés maîtriser.
Beaucoup de patients mal diagnostiqués tardèrent malheureusement à prendre le bon antibiotique en subissant parfois, à partir de conclusions erronées, de lourds traitements dont ils n’avaient bien entendu absolument pas besoin. Il existait par ailleurs deux controverses concernant la maladie de Lyme : d’une part et c'est assez ennuyeux, les tests de dépistage n’étaient pas nécessairement fiables et d'autre part et c'est aussi gênant, on ne savait pas vraiment si la bactérie est définitivement vaincue ou momentanément mise hors d’état de nuire par la doxycycline.
Dans mon dernier test (par exemple) j’étais toujours positif plus de trois ans après la date supposée de la morsure de l’insecte et bien longtemps après la prise du médicament salvateur. Dois-je remettre en cause la fiabilité du test ou considérer que la bactérie est toujours présente, mais sous la forme inoffensive d'un trophée accroché quelque part sur une paroi de la cage thoracique (probable localisation de la bactérie expliquant l’inflammation du nerf spinal)? Il semble communément admis que l’antibiotique est efficace uniquement lors de la première prescription et que par la suite il faut simplement espérer que la microscopique saleté, éventuellement toujours présente dans le corps, a été comme définitivement ratatinée.
Une question restait en suspens concernant le lieu et la date de la transmission de la maladie. Avais-je été mordu lors d'un séjour de quelques jours effectué l’année précédente en pleine nature au nord de l'état de New York? Je n'en gardais aucun souvenir mais il arrive que l’incident passe inaperçu entre les piqûres de moustiques, les petites coupures et autres éraflures en passant dans des herbes un peu hautes ou les irritations dues à une plante urticante, etc… Par ailleurs la pénétration dans l'épiderme est souvent indolore et la tique ne s'incruste pas toujours, elle tombe repue de sang. Pour preuve du forfait accompli par la maudite bestiole, apparaît quelque instants plus tard une auréole rouge (sans gonflement) que vous ne remarquerez peut-être pas à cause de son emplacement et l’absence de démangeaisons. Dans de nombreuses régions d’Amérique du Nord, lors de la moindre escapade à la campagne, les protections sont de rigueur tandis qu’à la fin de la journée, la vérification visuelle de l’ensemble du corps (notamment avec un miroir ou par un tiers pour l’arrière du corps) est un petit rituel dorénavant largement pratiqué. Prendre conscience d’avoir été infecté est d’autant plus fatidique que le médicament produira l’effet attendu avec une quasi certitude dans les tout premiers jours qui suivent et non pas des mois, voire des années après…
Epilogue.
En prenant quelques précautions vestimentaires avant, en évitant certains endroits à risque pendant (les possibles lieux et passages empruntés par des animaux porteurs de tiques, les étendues d’herbes et les sous-bois) puis en pratiquant une inspection méticuleuse après, il n'est pas strictement interdit de se balader en forêt, de gambader dans les champs, de s'aventurer dans les vastes espaces naturels dont ceux de la côte Est des Etats-Unis. Récemment, nous eûmes la chance de découvrir tout à fait par hasard un endroit d’une sauvage beauté dont je rêvais depuis l'époque lointaine - à l'âge de 17 ans - durant laquelle je lisais notamment les Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand. Dans mon disque dur interne, sont entreposés à une place bien particulière les passages de ce livre écrit à la toute fin du 18 ème siècle dans lequel l'auteur décrit les premières contrées explorées du Nouveau monde. Explorées par les européens bien entendu car ces terres n'étaient pas inhabitées puisque territoires indiens, mais dans l'imaginaire de Chateaubriand ces paysages sont la réminiscence d'une version immaculée du paradis terrestre. Le texte est d'autant plus émouvant - voire bouleversant - que nous connaissons le triste sort qui fut réservé aux indigènes et comment l'ère industrielle va ravager ensuite la nature dans des proportions inimaginables.
Mais au détour d’une petite route, caché dans la complexe imbrication du végétal et du minéral, il existe encore des miettes de l’antique promesse d’un Eden que l’humaine propension à tout gâcher n’a pas atteint. Ce jour-là, dans les Catskill Mountains, sous un soleil cloué au ciel dont aucun nuage ne calmait la belle ardeur, les eaux vives de la rivière scintillaient en serpentant à travers l’abondante végétation. Sous l’effet conjugué de la brise et des reflets du miroitement de l’eau, frémissait une forme hypnotique d’iridescence (propriété de certaines surfaces qui semblent changer de couleur selon l'angle de vue). Des rochers massifs bloquaient les flots qui bouillonnaient de dépit en les submergeant parfois selon la mystérieuse cadence de l’inépuisable source d’énergie liquide. Le long des berges, de larges plages de granit gris se succédaient en étages pour le confort des nouveaux Adam et Eve que nous incarnions durant cette belle après-midi. Après avoir piqué une tête dans l’eau glacée, je m’avançais tranquillement vers Isa qui me tendait une grande serviette lorsqu’elle me demanda de ne plus bouger. Sur mon abdomen elle venait de repérer une chose singulière, noire, de la taille d’un petit confetti qui pourrait être une… tique ! Il s’agissait effectivement d’un représentant de l’une des 896 espèces d’arachnides acarien ectoparasite, hôtes de nombreux agents pathogènes dont la bactérie autant redoutée qu’abhorrée!
J’assistais donc en direct et en très gros plan, à l’intrusion de l’animal aux mandibules crochues ayant déjà à moitié pénétré sous ma peau. Ma première réaction fut de hurler comme si le diable en personne venait de faire irruption au paradis pour enfoncer sa triple fourche dans mon ventre, mon cœur et mon cerveau. Il est bon de savoir que, lorsque l’insecte a été repéré en pleine action, lui faire lâcher prise peut s'avérer très difficile. La meilleure des techniques d’extraction consiste à pincer l’assaillant entre deux cartes de crédit (!). J’étais absolument hystérique et commandai à Isa sans qu’il puisse être question pour elle de ne pas obtempérer dans le millième de seconde, de bien vouloir procéder à l’expulsion du monstre. Ce qu’elle fit, certes la goutte sur le front, mais avec une infaillible détermination et une dextérité non moins remarquable. Une petite fierté dans le regard d’avoir aussi prestement rempli sa mission, elle me dévisageait, un peu stupéfaite de mon comportement excessivement dramatique. J’étais le premier étonné d’avoir perdu mon sang-froid sur le moment mais sans doute avais-je accumulé un stress spécifiquement dédié à cet événement si souvent imaginé et qui soudainement se déroulait sous mes yeux. Point d’auréole écarlate révélatrice d’une transmission bactérienne (toutes les tiques ne sont pas infectées) mais dans la semaine qui suivit, je quémandais quand même auprès de mon généraliste préféré une nouvelle prescription d’antibiotiques, souhaitant éperdument prévenir plutôt que guérir.
Phil Jarry - Bangkok 2015
Au cœur de la nuit, une douleur intense me vrille le dos et la cage thoracique. Je suis tétanisé dans mon lit tel l’insecte épinglé au fond d’une boîte d’un collectionneur sadique. Je tente de contrôler parfaitement l’inhalation d’oxygène et le rejet de gaz carbonique en réalisant que je vais peut-être revivre un calvaire dont le souvenir était rangé dans le dossier des lourdes punitions non méritées. Quelques mois auparavant, je m’étais effectivement trouvé dans un état similaire, irrémédiablement coincé de la colonne, en proie à une terrible souffrance. Après une extraction du lit réussie grâce à une remarquable technique ondulatoire, j’étais parvenu à appeler les secours, à enfiler un pantalon, à glisser dans l’escalier en imitant à la perfection l’ectoplasme gélatineux du célèbre film “The Blob” (le rayonnement radioactif en moins) puis à me poster sur le trottoir pour guetter mes sauveurs en serrant les dents de douleur. Le martyre avait prit fin à l’hôpital suite à l’injection d’un suprême sédatif dans les faubourgs des vertèbres dorsales.
Je me retrouvais donc encore une fois naufragé nocturne au milieu d’un océan de draps trempés de sueur, scotché comme une mouche sur une bande collante conçue pour tuer par épuisement. Même avec la fameuse énergie du désespoir, me lever pour atteindre ma trousse de toilette dans laquelle trainent toujours d’antiques sachets d’Aspégic 1000, relevait de l’exploit digne de celui de Jésus dans son tombeau trois jours après sa crucifixion. En outre, il était à craindre que l’efficacité de ce seul antalgique en ma possession soit plutôt faible, voire absolument nulle. J’occupais une chambre dans l’appartement d’une amie qui m’accueillait quelques jours à Paris et qui dormait sans aucun doute à poings fermés. L’appeler à la rescousse m’apparaissait à la fois comme plutôt ridicule et sans doute voué à l’échec car il aurait fallu pousser un énorme beuglement capable de franchir les deux ou trois portes closes nous séparant.
Je me concentrais sur le plafond où se projetait un drame silencieux fait d’ombres hésitantes bataillant pour exister avec les mouvantes lumières des phares des rares voitures qui s’aventuraient à cette heure avancée de la nuit dans les petites rues du Marais. J’imaginais dans l’inextricable enchevêtrement des ombres éphémères bombardées par d’aléatoires faisceaux de photons, une mise en forme baroque de la lutte éternelle de la lumière balayant les ténèbres, du bien contre mal.
Penser à autre chose est la première option pour annihiler provisoirement mais instantanément la douleur (les calmants étant bien entendu une autre possibilité devant toujours être à portée de main en cas d’urgence). Pour tuer la souffrance dans l’oeuf il faut tenter de l’apprivoiser et de ce talent de dompteur tout à fait indispensable à acquérir, je reparlerai plus loin puisqu’il ne m’apparut pas comme une évidence au commencement. Dans un premier temps, ce qui peut s’apparenter à de l’auto-suggestion consistant à pratiquer l’art de la diversion est plutôt assez performant. Nous avons tous fait l’expérience de la disparition momentanée d’une douleur en ayant subitement notre attention opportunément détournée. L’inconvénient est que l’efficacité de cette fascinante aptitude à nous extraire de notre propre désintégration mentale n’a généralement d’égale que sa fugacité.
Ainsi en fut-il, cette nuit là, de mon petit théâtre d’ombres au plafond qui m’extirpa de ma pénible condition de larve paralysée durant quelques secondes. Laps de temps infime mais suffisant pour ouvrir une brèche dans le dispositif ennemi au moyen d’une arme redoutable: l’oubli momentané de soi. En occupant subrepticement la place du spectateur de ma propre déconfiture, je découvrais l’étendue du champ de bataille sur lequel pouvait éventuellement se mettre en place une stratégie. Cette distanciation essentielle dans les moments les plus difficiles peut être, sur le long terme, une arme à double tranchant en s’avérant préjudiciable plus tard lors de la convalescence. En cas de rémission s’accompagnant d’une baisse significative des symptômes douloureux, la guérison peut ne plus être ardemment désirée car c’est l’annonce de la fin du film. De facto cela marque un coup d’arrêt aux exploits de ce héros virtuel dont on s’était habitué à admirer le style dans l’adversité. Afin de conserver une raison d’être à cet avatar combattant les forces du mal, certains narcisses soudainement en manque d’objet à admirer vont logiquement s’inventer un statut de malade chronique. “L’auto-switch mental” est néanmoins un puissant analgésique virtuel permettant d’éviter le sauve-qui-peut désordonné en détournant les vagues de stimuli nerveux porteurs de mauvaises nouvelles vers le cerveau d’un autre qui n’est plus tout à fait moi mais le personnage principal d’une fiction dont il ne tient qu’à moi d’écrire l’histoire. Cette technique est éphémère car les pensées alternatives ne sont pas comme les étincelles d’un moteur à explosion se succédant pour créer mécaniquement une séquence continue. Le procédé demeure difficile à mettre en œuvre face à une souffrance souvent autant impatiente de s’exprimer qu’un procureur au procès d’un tueur d’enfant anthropophage multirécidiviste.
Je repense à mes Aspégic qui pourraient peut-être me soulager malgré tout. En théorie, la série d’action à réaliser dans l’immédiat était la suivante: me laisser tomber de ma couche, ramper, dénicher mon portable malencontreusement égaré quelque part dans le salon plongé dans le noir pour appeler SOS médecin (docteurs se déplaçant aux domiciles des patients H24). Si je n’agonisais pas en chemin dans d’horribles convulsions sur la moquette, l’écume aux lèvres telle une limace après le passage d’un quinze tonnes, il ne me resterait plus qu’à résister à l’évanouissement avec la volonté d’airain du dernier gardien d’un temple que des hordes d’infidèles tentent de profaner. En ne bougeant ne serait-ce qu’un bras, la douleur grimpait rapidement dans les compteurs mais j’étais résolu à réaliser ce projet fou. Se faire violence en effectuant un saut dans l’inconnu implique de ne pas pousser le bouchon trop loin, de ne pas confondre courage et témérité en évaluant correctement sa capacité de résistance et conséquemment ne pas mourir en chutant sur un objet incompatible avec la boîte crânienne. C’est une petite consolation de constater le pouvoir euphorisant d’une décision consistant à s’infliger un supplice supplémentaire pour reprendre en main son destin.
Tel le spartiate lambda, non pas mort mais blessé seulement, je pivotais dans mon lit afin de me laisser tomber à quatre pattes sur le sol. Dépourvu de vision nocturne durant mon avancée à tâtons dans le sombre salon, j’avais cogné un lampadaire par ici, renversé un tabouret par là et finalement alerté mon hôtesse qui montra dans l’entrebâillement d’une porte une bonne tête d'à moitié endormie mais sourcil circonflexe et bouche pincée afin de signifier l’expectative. Avait-elle offert l'hospitalité à un zombie ou un ivrogne ne se souciant pas trop de ce qui se trouvait sur son passage? Comme elle venait d'allumer une lampe, il était clair que j'avais tout ruiné dans ma progression. Je m'en excusais en bafouillant un début d’explication (je me dois de signaler à quel point cette amie se montra dès cet instant et jusqu'à mon départ, prévenante, compréhensive et d’une aide psychologique dont je ne pourrais jamais assez la remercier).
Je fus enfin soulagé par le médecin de nuit qui jugea à ma mine déconfite de bête meurtrie poussant d’étranges gémissements qu'une bonne piqûre de cortisone ne pouvait pas me laisser insensible. D’après cet allopathe moyen de service, il s’agissait non pas d’une hernie ventrale, bien que ses premières palpations eussent pu le lui laisser penser, mais plus probablement d’un glissement de vertèbre quoique ma capacité à me tenir bien droit trois secondes sans réelle difficulté contredise ce diagnostic. Donc, mis à part sa certitude concernant l'effet du produit injecté, exprimée à trois reprises car sans doute, pensait-il avoir affaire à un membre imbécile d'une espèce inférieure à la sienne, il n'était sûr de rien. La cause de mon mauvais état ne le passionnait visiblement pas plus que cela et il s'enfuit dans la nuit non sans avoir débité ma carte d'un montant astronomique pour deux minutes trente d'un travail. Après un répit bien mérité durant lequel je me pensais naïvement sorti d’affaire, j’appelais à nouveau à la rescousse les dealers les mieux payés de la capitale hormis leurs proches collègues, les barons de la drogue. Cette fois-ci, le clone du précédent refusa de piquer la bête en considérant qu'une bombe atomique par heure n’était pas la norme pour lutter contre un ennemi au demeurant inconnu et que des cachetons devaient prendre le relais. Je payais à nouveau l’onéreuse prestation en espérant ne plus devoir de sitôt recourir au service de ces profiteurs de situation (fréquemment affublés de moustaches - voire de rouflaquettes, allez savoir pourquoi - souvent mal habillés, parfois d'une hygiène douteuse et lestés de repoussantes sacoches en cuir marron maculées d’on ne sait quels microbes). J’étais pourtant loin d’en avoir fini avec cette caste de crypto-vampires diplômés de l’école de médecine…
Par les médocs, je fus comme assommé avec un cerveau dans un état proche de l'os de seiche desséché échoué sur la plage à marée basse. Au petit matin, je tentais de faire un bilan en envisageant les conséquences du problème dans un proche avenir. Inutile de chercher midi douze à quatorze heures, me disais-je, cela ressemblait furieusement à un enquiquinement vertébral dont une ou deux séances de kiné viendraient à bout illico presto. Tout pouvait s’expliquer par une succession de facteurs déclenchants aisément identifiables: j’avais débarqué de New York le jour même, après un vol éreintant de sept heures assis en position de momie inca tandis que la veille je m’étais épuisé à Tompkins Park dans une partie endiablée de hacky sack (petite balle en cuir avec laquelle on jongle à plusieurs, l’adversaire commun étant la gravité). Dans ce moment d'euphorie provoqué par l’afflux d’endorphines j’avais oublié les possibles courbatures à venir dans l’avion. Je maugréais donc sur ma sottise mais au moins tenais-je là l'explication valable de ce qui n'était jusqu'ici qu'un mauvais trip à ranger dans la boîte des galères paradoxales, c’est-à-dire à la fois indéniablement mémorables et parfaitement anecdotiques.
Comme les calmants à base de codéine achevaient de me transformer en légume de base, je me croyais vers le coup de midi déjà presque guéri. Je commettais l'erreur classique du malade débutant qui minimise les causes non encore élucidées, donc non traitées, temporairement masquées par le prodige de l’analgésique encapsulé de gélatine. Persuadé de mon explication sur l’origine mécanique du mal et de surcroit convaincu que quelques manipulations par un pro du dos allaient me remettre d'aplomb dès que j’aurais obtenu un rendez-vous un peu plus tard, je passais la journée hébété dans un brouillard épais en faisant mollement le tour habituel des galeries. Vers la fin de l’après-midi, j’allais benoîtement me coucher en pensant, dupe que j'étais, que mon intense état de fatigue, les calmants et mon petit coup dans le pif grâce aux verres de vin blanc que je venais de m’octroyer me garantissaient de pioncer telle une bûche. Vers trois heures du matin une douleur qu'aucun superlatif ne pourrait qualifier me broya encore la cage thoracique et le milieu du dos. Comme bien d’autres nuits sans sommeil qui allaient se succéder, j’obtenais ma piqûre aux effets certains mais éphémères payée le prix fort car je ne voyais aucune autre façon de m'en sortir à moins d'être Superman. Me précipiter au service d’urgences des hôpitaux m’apparaissait encore à ce moment comme une décision relevant d’une sotte dramatisation.
Le lendemain, choisi au pifomètre dans le quartier, un médecin généraliste me recommanda de faire pratiquer des examens approfondis, car son auscultation le laissait perplexe. Apparemment rien ne justifiait le déferlement de cette vague de symptômes. Si la nuit suivante ressemblait encore aux précédentes, il serait judicieux de me réfugier en milieu hospitalier. Après quelques radios intrusives ou l'IRM révélateur, le mystère n'en serait certainement plus un.
En réalité plus de six mois s’écouleront avant que ne soit découvert la vérité sur l’origine du mal. Durant cette interminable parenthèse, pas une seule nuit sans souffrir, pas un jour sans avoir le sentiment contrariant de perdre mon temps à lutter contre un redoutable car indécelable adversaire.
Mes visites dans les services d'urgence furent à chaque fois une si déplaisante expérience que j'espérais toujours trouver mieux en changeant d’hôpital. Cela finit par me jouer des tours puisque mon dossier était mis à jour sur une base de données partout consultable par le personnel hospitalier qui se demandaient s’ils n'avaient pas affaire à un collectionneur maniaque d'un genre nouveau. Ce n'est pourtant pas par plaisir de me trimballer la nuit dans la ville lumière que j'indiquais au taxi une adresse différente de celle de la veille ou de l'avant-veille. La façon dont je fus traité à chaque fois fut souvent insupportable psychologiquement (et je pèse mes mots) à l'exception notable de la Salpêtrière où je serais finalement hospitalisé quelques jours grâce au bon sens d’un médecin-chef qui ne m'a pas, comme tous les autres, purement et simplement mis à la porte au petit matin avec quelques aspirines en poche en me souhaitant plus ou moins bon vent. Avant de décrire de l'intérieur ce tout petit monde des services d'urgence (à Paris) qui peinent à rendre urgemment un service, je ne peux omettre d'évoquer l’improbable bande des pompiers cruels dont je fus la victime car c’est l’improbable et néanmoins véridique accumulation de péripéties tragi-comiques qui motiva en partie mon désir de faire le présent récit de mes tribulations.
Cette nuit-là, je parvenais encore à l'inéluctable conclusion qu'il me fallait cesser un combat perdu d'avance simplement armé d’un minable bouclier de codéine édulcorée. Dans le fatras de fatigues diverses, je devais trouver l’énergie pour partir à la recherche d'un taxi rue du renard, derrière Beaubourg (à l’époque pré-Uber, obtenir un taxi par téléphone en pleine nuit relevait souvent de la mission impossible). Une fine pluie, hors sujet en ce chaud mois de juillet, avait effacé des rues des rares fêtards ou autres espèces nocturnes. Vingt minutes puis bientôt une trois quarts d’heure plus tard, je n'avais toujours pas entraperçu l'ombre d'un fiacre. Je commençais à m'interroger sur ce qu'auraient fait Hercule, Du Guesclin, Moulin (Jean) ou tout autre héroïque bonhomme hors normes à ce moment pénible de l’intrigue. Crevant de douleur, trempé, j’étais sur le point de me rapatrier au terrier, cédant à la tentation d'un énième appel à SOS médecin malgré mes résolutions, quand une camionnette de pompiers fit une fantastique apparition au coin de la rue. Il n'y avait pas à hésiter et je hélais aussitôt le véhicule de secours. La porte arrière s'ouvrit en éjectant trois soldats du feu à qui j’exposais ma requête d'être déposé devant n'importe quel hôpital à l’exception de l'Hôtel-Dieu, certes, le plus proche, mais dont je décrivais en deux mots l’accueil déplorable dont j’avais déjà fait l’expérience. Ces pompiers ne correspondaient pas exactement à l'idée sans doute trop idyllique d’un corps d’élite bienveillant au dévouement exemplaire. Ils acceptèrent de m’emmener mais me forcèrent à m'allonger alors que cette position était avec la plus incompatible avec mon mal de dos. J'interrogeais le nettement plus jeune des trois mal léchés en uniforme qui était juste à côté de moi afin de connaître notre destination. Sans dénier m'accorder un pivotement de tête, il marmonna que ce n’était pas trop mon affaire puis m’ignora lorsque je le priai de bien vouloir me répondre quand même. Comme nous foncions tout droit vers l'île de la Cité, j’en déduisis qu’ils allaient se débarrasser de moi à l'Hôtel-Dieu. Sans doute, m'étais-je mal fait comprendre. J’insistai donc en proclamant qu’il était hors de question que j'y remette ni les pieds ni le reste de mon organisme endolori. À ma grande stupéfaction, je me suis fait engueuler sous le prétexte que je ravalais ces messieurs au rôle infamant de taxi gratuit dont on dispose à sa guise. J’indiquais poliment que si cela les exaspérait à ce point de trimballer ma carcasse, ils n'avaient qu'à me laisser sortir tout de suite. Le chauffeur de la bande s'échauffa brusquement, accéléra sans raison apparente dans les rues désertes en propulsant la camionnette à fond les ballons sur la chaussée poisseuse (et donc glissante. Le plus bourru de la triplette de sadiques imberbes se mit debout pour saisir une sorte de ceinture de sécurité qui pendait du plafond avec la visible intention de me saucissonner puisque je déclarais maintenant haut et fort mon droit inaliénable à exercer ma liberté de mouvement et donc de descendre ici et maintenant de leur foutu fourgon. Me redressant pour me défendre, j’en oubliais presque l’inflammation qui pulsait dans tout mon système nerveux. Cette reprise de poil de bête se traduisit par une vaine mais réelle agitation pour m’extraire de leurs griffes et par des invectives à leur encontre traduisant assez bien mon agacement. Mais déjà arrivé à l’hôpital, l’un des pompiers incarnant ici un personnage moins admirable que celui du hardi, qui, en haut de la grande échelle, sauve des flammes une maman et son nourrisson, m’empoigna le bras puis me traîna jusqu’à l’intérieur du bocal (local aux parois vitrées où les médecins font le premier tri des patients aux urgences). Il y avait foule et l’abruti pompier qui me malmenait finit par comprendre que je devrais faire la queue comme tout le monde. Subitement lassé de s’occuper de moi, il retourna rejoindre ses compères et je me retrouvais donc deux minutes plus tard dans la rue sous la pluie, Île de la Cité, à guetter un improbable taxi…
Il ne faut pas s'imaginer être le bienvenu aux urgences comme on pourrait s'y attendre après les nombreuses années passées à contribuer via nos impôts au versement des salaires de ceux qui, ayant prêté le serment d’Hippocrate, vont pourtant vous laisser moisir des heures en posant sur vous, encombrant malade, un regard plus condescendant que compréhensif. À moins de pisser le sang à saloper tout le carrelage du service ou de débarquer inconscient sur le brancard d’ambulanciers en sueur, votre cas ne sera pas pris en considération avec la vélocité que vous pourriez légitimement espérer. Entre minuit et l’aube, les “urgences” des hôpitaux parisiens appliquent le bon vieil adage faisant force de loi: hâtons-nous mais lentement. L’été, il est apparemment encore plus urgent de ne pas se presser. Passée une certaine heure, il arrive presque toujours que la salle d’attente soit bondée (principalement des éclopés alcoolisés ou des accidentés de la route) et pour être pris en charge, il faut réellement en faire des tonnes auprès de l’interne, cerbère en faction censé juger votre état en un clin d’œil. Si, avec l’absence de bonté d’âme, son peu d’expérience (car interne) et son inclination pour l’abus de son petit pouvoir, il estime qu’il va vous falloir attendre sagement votre tour en désignant une place assise encore disponible dans la salle, cela équivaut à la bonne vieille punition moyenâgeuse de la relégation aux oubliettes. Pour investir le cœur de la place afin d’être soigné ou pour le moins soulagé dans un premier temps, il faut appliquer la technique de la marée montante en revenant sans cesse à la charge avec un peu plus d’insistance le plus lourdement possible, en pleurnichant plus ou moins, en argumentant comme on peut, on finit malgré tout par voir s’entre-ouvrir les portes du paradis, car le chef de service, lassé des psychodrames au seuil de son domaine, accepte généralement ce qu'il refusait pourtant obstinément une heure auparavant.
Selon mon expérience (certes pas si grande mais bien réelle) l’intérieur proprement dit d'un service d'urgence parisien est un innommable foutoir que personne ne songe sans doute à réformer et où se conjuguent les forces obscures du je-m’en-foutisme et celle plus explicitement montrée du mépris de l’autre. Soldats internes, sergents infirmiers et médecins colonels déterminent leur comportement selon un règlement si obsolète qu’il doit dater d’avant l’époque de Saint Vincent de Paul, bienfaiteur du genre humain, créateur de l'Hôpital des Enfants-Trouvés en 1638.
Bien sûr, je ne parle pas ici de l’accueil des grands blessés qui sont, à juste titre, les chouchous du service, son pain bénit, sa grande raison de s’exciter comme dans la série “Les héros en blouse blanche”… Non, je cause de la gestion de la piétaille aux plaies non ouvertes, aux douleurs dont les causes ne sont pas instantanément intelligibles. Cette plèbe grouillante est traitée au mieux avec indifférence et plus souvent avec une certaine animosité selon l’humeur des maîtres des lieux qui laisse libre cours à l'expression de la mesquinerie humaine, dont la quintessence est certainement l’abus d’autorité du petit sachant s’exerçant sur l’ignorant en position de faiblesse.
Passer enfin de la salle d’attente au saint des saints impose de revêtir une humiliante car très laide “robe” d’hôpital fendue dans le dos comme pour laisser volontairement entrevoir les fesses. Ainsi, le malade a perdu son statut d’individu pour celui de “patient” qui fait ce qu’on lui dit sans broncher car : “il n’est pas le seul et il attendra son tour”. Cette satanée phrase qui revient comme un leitmotiv dans la bouche d’un personnel prétendant ne plus savoir où donner de la tête mais qui passe pourtant une grande partie de son temps à bavarder en regardant la télévision dans un local vitré étanche aux misères du monde.
Le bien nommé patient va donc devoir faire preuve d’une belle endurance dans son accoutrement infantilisant pour supporter les douleurs avant qu’un médecin généralissime en chef se décide à prescrire un calmant. Il est parfaitement superfétatoire de faire le mariole pour espérer avaler du cachet plus tôt. Si rien n’oblige vraiment comme l’évidente imminence du décès ou un trou béant laissant voir le cerveau, rien n’est fait dans l’immédiat. C’est un postulat assez simple à respecter par les blancs-becs étudiant la médecine et les vieilles biques d’infirmières qui pullulent dans les parages comme de méchantes guêpes toujours prêtes à piquer des fesses. Mais oui je veux bien une piqûre s’il vous plait ! Non, rien ne sert d’implorer… Aaaah… Elle s’éloigne la sale bête sans même avoir frétillé d’une antenne à mon appel…
À Saint-Louis, juste après mon admission longuement espérée, j’ai été oublié comme une vieille chaussette au fond d’un placard durant des heures, des siècles, sur un brancard à roulettes dans un corridor au fin fond d’un service de radiologie désertique mal éclairé par un vieux néon qui grésillait en s’éteignant par intermittence.
À l’Hôtel-Dieu (où il n’y a pas de miracle malgré le nom prometteur), la véritable harpie qui présidait aux destinées des infortunés sous sa provisoire domination cette nuit-là avait pour politique de laisser pourrir la situation lorsque jérémiades et plaintes plus ou moins articulées se faisaient entendre. Par cette méthode peu orthodoxe, elle pensait optimiser sa capacité à distinguer le bon grain, les vrais malades, de l’ivraie, les probables simulateurs. Il est vrai qu’il existe une espèce, au demeurant fort rare, de parasites qui s’incrustent dans les lieux afin d’obtenir un opiacé quelconque, mais vouloir à tout prix les débusquer au détriment du plus grand nombre qui attend un légitime traitement de la douleur relève d’une méchanceté doublée d’une forme de bêtise dont la nature profonde m’échappe.
J’étais constamment en demande d’antalgiques sans être satisfait, car en contrôlant mon dossier (sur la base de données des CHU de Paris) la réaction des médecins était l’incrédulité. Aucun des nombreux examens pratiqués jusque là ne révélait des causes justifiant mon état. Certes, on finissait par m’admettre sans difficulté dans les services, car j’arrivais aux urgences dans un déplorable état d’épuisement proche de la syncope, mais la question demeurait : étais-je une sorte de drogué au bout du rouleau ayant saisi tout l'avantage qu'il pouvait tirer du système délivrant gratuitement de la drogue ou bien le réel porteur d'une pathologie se distinguant par son art du camouflage ? On m'avait déjà palpé dans tous les sens, à maintes reprises analysé les fluides, au moins trois fois radiographié sous toutes les coutures, découpé en tranches par IRM qui révélait, à y bien regarder, un très léger glissement d'un disque ici entraînant une sorte d’inflammation par là, mais pas de quoi fouetter un chat en le gavant de morphine. Quelques fois, je fus sauvé par la relève d’une équipe chassant l’autre vers 5, 6 ou 7 heures du matin avec l’apparition d’un médecin plus compatissant ou compétent mais il faut avouer que ce genre de surprise est rarement au menu. À l’aube le mieux ne succède pas toujours au mauvais, loin s'en faut.
Une seule fois, on décida de me garder pour me soumettre le surlendemain à un scanner plus performant m'avait-on promis car d’un modèle moins archaïque. Dans l'intervalle on m’installa enfin dans une vraie chambre dans un service normal. Le comble était que je me retrouvais tout content d'être pour de bon hospitalisé, mais l’euphorie d'être cloué au lit ne dura pas car le dernier fleuron de l'imagerie médicale ne dévoila rien de spécial. On me pria donc d’aller voir rapidement ailleurs en me refilant comme lot de consolation un unique cachet de morphine vraiment énorme quasiment impossible à gober. Ayant malgré tout réussi à ingurgiter la chose, j’éprouvai un soulagement inédit qui m'autorisait une traversée de Paris à pied, comme si de rien n’était…
Que cet opiacé ne soit pas une panacée mais un produit dangereux aux pervers effets secondaires, je ne devais l'apprendre qu’un peu plus tard à mes dépens. Le médecin de ville qui peu de jours après n'hésita pas à me faire une ordonnance pour un bon gros mois a bien failli avoir ma peau. Je m’entends encore dans son cabinet lui poser la candide question : “Ça fait quand même beaucoup à avaler quotidiennement.” Il avait simplement rétorqué : “Commencez par respecter la posologie et selon votre capacité à tolérer les effets secondaires - capacité propre à chaque individu - il faudra vous adapter au jour le jour”. La suite des événements démontrera qu'il s'agissait de l'un de ces docteurs dingues, parfaitement irresponsables si bien dépeints il y a trois siècles par Molière, mais comme ce jour-là il ne portait pas le fameux grand chapeau noir pointu, je ne l'ai malheureusement pas reconnu.
N’allant jamais mieux, j’avais le sentiment d’avoir décrocher un second rôle dans un navet horrible du genre “Requiem pour une vertèbre” ou “La colonne de la mort”, titres appropriés puisque j’avais toujours un gros mal de dos. Naïvement j’envisageais le futur proche comme aurait pu le faire Jésus disposant d’un 4x4 au départ du chemin de croix, étant persuadé que la drogue me protégerait jusqu’à ce que l’affaire soit prestement classée.
En réalité chaque journée amena son petit ou gros lot de malheurs dans ce qui devint une authentique preuve de l’absurdité de l’existence. Malgré un déclin accéléré sur le plan physique, je n’ai jamais été réellement dans le rouge sur le plan psychologique et si j’ai craqué une ou deux fois, il s’agissait plus d’une réaction de fatigue nerveuse due à un ras-le-bol que d’une descente infernale dans les glauques sous-sols de la déprime. La plupart du temps, je me concentrais sur le présent sans trop penser à la guérison car pour que l’esclave se libère, encore faut-il qu’il soit au préalable capable d’identifier le maître le maintenant sous le joug. Tandis que je devenais physiquement, peu à peu, l’ombre de moi-même, l’absence de diagnostic entretenait un sentiment très désagréable d’être la victime des attaques d’un fantôme des forces du mal dont il faudra finalement admettre l’invulnérabilité.
Pourtant, le sinistre paquet d’os que je deviendrais au pire moment de la maladie demeura étrangement toujours optimiste. Bien qu’énervé par l’insanité de la situation puisque ce qui m’accablait n’avait semblait-il rien à voir avec rien, j’entretenais la croyance en l’existence d’une bonne étoile qui telle celle du Berger, unique dans le magnifique dégradé d’un jour qui s’éteint, brille sans faiblir à l’horizon pour montrer la voie. Dans mon paysage intérieur ayant la grâce de la diaphane atmosphère vibrante des tableaux de Piero della Francesca, coule un long fleuve lumineux auquel j’aime identifier (en toute modestie) ma destinée en ce bas monde et pour la première fois, je m’épuisais dans de disgracieux méandres en cogitant sur la gravité de la situation.
Quand je traversais Paris au petit matin (sorti de l’hôpital de la Salpêtrière), le bilan médical du séjour parisien qui prenait fin semblait proche du zéro absolu. Je devais prendre la décision de passer malgré tout à l'étape suivante dans le sud de la France. N’ayant pas encore pénétré la duplicité de la prise de morphine quotidienne prescrite par le généraliste fou, je pris mon avion pour Nice dans un état second. Faire contre mauvaise fortune, bon cœur: cette maxime que ma mère prononçait si souvent (en bonne adepte qui s’ignorait de l’ancienne méthode Coué) a marqué mon enfance. L’utilisant pour me réconforter dans certaines situations plus ou moins tragiques à mes yeux de gamin, elle demeura longtemps mystérieuse, car j’entendais fortune dans le sens de richesse. À tout malheur, du minuscule au très grand, il existe une parade. Cette tactique de l’évitement consiste à se dédoubler comme par réflexe en passant du statut de victime à celui d’examinateur. Il ne s’agit plus au sens propre d’une technique de diversion mais au contraire de concentration pure ciblée sur un objectif précis afin d’opérer un retournement spectaculaire.
Depuis longtemps, la très pénible expérience de se cogner violemment un doigt de pied dans un meuble (exemple classique) n’est plus vraiment ressentie avec la même intensité par mon cerveau que j’occupe instantanément à d’autres tâches. Je ne pense pas à “autre chose”. Je me focalise sur ce qui m’arrive en repensant aux centaines d’incidents du même genre que nous supportons tout au long de la vie. Je m’interroge par exemple: si cela avait été possible à 20 ans, aurais-je accepter de juxtaposer tous ces instants de souffrance intense mais fugace en un seul moment plus long et très pénible afin d’en être débarrassé une bonne fois pour toute? J’ai bien survécu à quelques longues séances plutôt gratinées chez moult dentistes…
En enclenchant ainsi automatiquement ce type de réflexion qui n’évite pas le sujet, mais le traite, je ne ressens plus “réellement” la première douleur (le doigt de pied cogné) dans sa forme brute, originellement atroce. La maxime maternelle incitant à faire bonne figure face à l’adversité est communément comprise comme une façon de faire comme si de rien était. C’est la bonne piste qu’il faut effectivement suivre au départ mais à condition de savoir où elle peut nous mener. L’ambition est de penser à la douleur au moment même de sa manifestation en tant qu’objet d’analyse intellectuelle afin de substituer aux phénomènes purement physiques une représentation mentale la plus élaborée possible. C’est l’application pratique du stoïcisme: la douleur n’existe que dans le cadre de la représentation dans laquelle je décide de la circonscrire. Un beau coup d’état au royaume des tourments qui serait rendu possible par l’inversion radicale du processus allant du stimuli sensoriel au cerveau. Pour en accepter l’augure il suffit d’imaginer trois personnes ayant un couteau planté dans la paume de la main, l’un hurlera, l’autre pleurnichera un peu en serrant des dents tandis que le dernier demeurera impassible. C’est bien la confirmation que les trois infortunés, pourtant constitués de réseaux nerveux identiques, se font “une idée” différente du fâcheux événement. La subjectivité ne nie pas la réalité - le couteau est bien là où il ne faut pas - mais l’emprisonne dans une série de pièges psychiques plus ou moins raffinés, de la simple distraction en portant son attention ailleurs jusqu’à un discours intérieur plus complexe. L’analyse de ma propre souffrance atteindra son point d’orgue bien plus tard (de retour à New-York) et ne fut pas d’une réelle efficacité dans les premiers jours très difficiles passés dans une maison aux confins alpestres du comté de Nice entouré d’amis en droit d’attendre que je ne parte pas en vrille le temps du séjour. J’assurais mais il ne fallait pas non plus me proposer d’aller jouer à attrape-bouquetins ou cache-marmottes dans les majestueuses montagnes environnantes.
Je montrais autant que faire se peut du “bon cœur” à l’ouvrage compliqué que suppose une approche raisonnable de la douleur. Je pensais maîtriser la situation avec classe en affrontant l’adversité par des réflexions toujours plus élaborées sur la maladie, mais je commis l’erreur de faire confiance à une alliée qui n’en était pas une. En ingurgitant des quintaux de cachets de morphine correspondant exactement à ma prescription sans me rendre compte des conséquences, j'allais provoquer à mon insu une réaction en chaîne incontrôlable. Enfermé dans un rythme malsain, je ne dormais plus vraiment tandis qu’au matin mes neurones flottaient dans des brumes qu'aucun rayon de soleil estival ne parvenait à dissiper. Vers midi je ressentais un profond abattement mais ne parvenais plus à m'étendre pour me laisser aller à une sorte de sieste. À peine étais-je en position allongée que les douleurs que je pensais vaincues se ravivaient. Je me relevais donc pour ne pas bêtement aggraver mon cas et recomptais mes prises de médoc des dernières 24 heures afin de m'assurer qu'il m'était possible d'avaler sur le champ une nouvelle gélule aux vertus magiquement sédatives. Je déroulais l'après-midi à ne pas faire grand-chose. Petit à petit, je perdis l’appétit à cause d’horribles maux de ventre contribuant rarement à motiver un bon coup de fourchette. Ne parvenant plus à me nourrir correctement avec un bide devenu aussi dur qu'une baudruche remplie de ciment, je consultais précipitamment le seul médecin répondant présent dans les parages.
Sur le chemin sinueux en pente légère qui mène au village, je marquais une pause, le souffle coupé, assis sur un vieux banc. Le panorama était proche de la banale perfection esthétique qu’offre trop facilement la nature. Vers la vallée, dans la chaleur scintillante de l'été, on distinguait les toits des maisons du village en partie caché par une forêt d’austères conifères verts émeraudes. Tombait comme une masse sur mes épaule un ciel exagérément bleu tacheté de rares cumulus nains qu'une brise poussait gentiment par-dessus les montagnes. Une fine couche de neiges éternelles, sur les lointaines crêtes sublimes étincelaient. Par moment le soleil était masqué par un nuage plus gros dont l'ombre éphémère réinventait un peu de fraîcheur. En quête d'une improbable force d’âme, je restais là, prostré, hébété, minuscule personnage collé dans le décor, fasciné par l'implacable fixité du gigantisme minéral bercé par le faible murmure du vent caressant les formes végétales et mes joues. Un ange ou un extraterrestre aurait fait une lumineuse apparition pour m'annoncer que tout était factice depuis le début de mon existence et qu’au-delà de mon champ de perception le monde n'existait pas en précisant que le spectacle était fini, je n'en aurais pas vraiment été surpris, ni, étrangement, réellement chagriné. Disparaissant en fondu enchaîné du petit chemin ensoleillé comme gommé par un créateur désirant corriger ses erreurs, mon départ n’aurait selon toute vraisemblance, pas trop bousculé l'ordre des choses qui semblait si définitivement silencieux et grandiose. Je n’atteignais pas l’acmé d'un état dépressif - dont l’absence devenait presque inquiétante - mais je goûtais à un ersatz de nirvana dans une jouissive osmose entre un instant, un lieu, un corps fatigué et un esprit vide mais en paix. L’écoulement du temps fut comme empêché dans un espace structuré selon la mise en abîme infinie des fractales. Si - et seulement si - j'avais été totalement seul au monde, indifférent à quiconque, j’aurais sans doute pu en rester là, dans ce rare et authentique moment d'extase animiste…
Bien que bourré de calmants, j’avais mal et pas le moindre courage pour faire un pas supplémentaire ou revenir en arrière. Dans un sursaut de lucidité dont l’origine cachée m’intrigue encore, je remis la machine infernale en route vers le but qui avait motivé ma tentative de sortie. Je parvenais enfin à la petite maison opportunément située à l’entrée du village mais bien après l’heure du rendez-vous. Je trouvais le médecin sur le pas de sa porte tournant sa clef à laquelle il fit faire la rotation inverse en soupirant car ma tête de drogué ahuri, mon regard de paumé des cimes, ma démarche d’arthritique précoce et une sorte de beuglement l’ont vite convaincu que son métier l’obligeait parfois à faire des heures supplémentaires.
Mon historique et la consultation laissa ce brave toubib d’arrière-pays dans l'expectative la plus complète. Ce qui était certain c’est que j’absorbais trop de calmants dont les redoutables effets secondaires expliquaient le mal-être devenu général. Il me prescrit de quoi débloquer la situation dans l’immédiat et je repartis légèrement rasséréné. Je n’avais objectivement aucune nouvelle raison d'être subitement optimiste subitement privé de calmant. Pourtant, le sentiment d'avoir été rattrapé par le col au bord du précipice puis remis dans le droit chemin en évitant piège vicieux de l'empoisonnement lent, me libérait soudain d'un poids énorme. Dans l’obscure aventure, le voile des nuées s'était déchiré… J’entrevoyais à nouveau l’éclat de mon increvable bonne étoile me guidant vers le salut. Depuis ce jour j’ai conservé une certaine distance sur les événements comme si j’avais, de toute façon, déjà évité le pire. Sans pour autant prétendre avoir réussi à tout contrôler dans les moindres détails, je n'ai plus jamais laissé la situation m’échapper.
Pas mangé, pas dormi, une boule de bowling dans le ventre, de la fièvre, des vertiges, les sueurs froides du type déjà en manque, tel fut le piteux bilan établi le lendemain matin. Je n'avais donc plus tellement le choix entre attendre une miraculeuse amélioration ou me résigner à l'hospitalisation à Nice, à une bonne heure de route. À moins de m'assommer puis de me ficeler sur le toit, j'étais dans l'incapacité de prendre le car qui en temps normal est déjà un moyen de transport inconfortable sur la longue partie du trajet tarabiscoté et parfois vertigineux le long des gorges. J'ai donc fais appel à un taxi pour effectuer le trajet en première classe, mais je suis tombé sur une conductrice "accroc de la bagnole avec une niaque d'enfer" annonçait-elle, comme le prouva sa conduite sportive de la puissante Mercedes dès lors que j’avais commis l’impair de préciser que nous allions au service des urgences de l’hôpital. Connaissant bien le parcours, j'anticipais la probable collision à certains virages étroits sans aucune visibilité qu'il était mortel d'aborder en trombe. De plus, la folle du volant dissertait sans fin sur les dernières nouveautés du salon de l'auto de Francfort. Quoi qu'il puisse advenir, pensais-je, je finirais de toute façon aux urgence! Simplement, je souhaitais y parvenir dans un état me laissant une petite chance d'en ressortir. Balloté dans tous les sens sur la banquette arrière, j'avais beau me dire que je vivais sans aucun doute une aventure formidable pleine de rebondissements et de personnages hauts en couleur, je commençais franchement à me demander ce que j'avais fait pour mériter cela.
Nous sortîmes des montagnes russes à la jonction de la route nationale où le bolide effectua un dérapage contrôlé sur les graviers du bas-côté pour un arrêt non prévu. “Changement de véhicule” m'annonça la l’avaleuse de bitume en ajoutant sans se démonter : “ma collègue ne va pas tarder, moi je ne fais pas la suite, ça m’ennuie”. Elle parlait de la rectiligne N34 qui file dans la morne plaine jusqu'à la côte. Je n'allais pas me formaliser d'un léger contretemps puisque j'y gagnais indéniablement en espérance de vie. Et effectivement, je ne risquais plus grand-chose avec la seconde conductrice plus amortie qu’excitée et mes pensées se perdaient en regardant défiler ce paysage tellement moche de la basse vallée du Var à jamais associé à de tristes événements émergeant à nouveau du passé pour me tourmenter.
En 1994, la seconde femme de mon père possédait une maison dans les environs. Nous y fument accueillis, Isabelle et moi durant trois interminables journées durant lesquelles mon Père agonisait dans un service de soins intensifs à Nice. Chaque matin, nous constations que son état empirait avec une célérité impressionnante et il n’était plus réellement possible de communiquer avec lui sauf à lui tenir sa main qui s’agitait exagérément comme un poisson hors de l’eau. L’après-midi, nous tentions de tuer le temps - si j'ose dire - mais lassés de traîner notre morbide humeur le long de la promenade des Anglais, nous décidâmes de rentrer plus tôt afin de partir en balade vers les collines dans une mauvaise chaleur moite d’un soleil d’été voilé. Au milieu de nulle part, dans les lacets de la route qui grimpait légèrement vers un supposé point de vue panoramique, s’imposa brusquement la masse lugubre du funérarium jusqu'ici masquée par la succession ininterrompue des murs d’enceinte des grosses propriétés. Cette sinistre rencontre avec un bâtiment en béton si glauque n’arrangeait pas le moral des troupes. Nous progressions en silence en pensant avoir dépassé les bornes de l’humour noir lorsque nous vîmes peu à peu la route se couvrir de rochers de tailles allant crescendo du gravier au bloc de plusieurs tonnes jusqu'au moment où il devint impossible de les contourner. C’était l’échec total de cette tentative de virée se voulant à l’origine plus ou moins bucolique et qui aurait dû être une antidote aux angoisses mortifères. Nous n’avions plus les ressources mentales pour aller plus avant et c’est le cœur encore plus lourd que nous restâmes un long moment prostrés dans le laid et la vacuité…
Depuis la N34 j’anticipe toujours le moment où se profilent au loin, à flanc de colline, les disgracieuses formes de l’étrange édifice.
Par une ironie du sort pour le moins macabre j’allais peut-être trépasser dans le même hôpital que Papa! Certes, je ne pensais pas être en phase terminale, mais la coïncidence était troublante.
Sur la banquette arrière du taxi, ma bedaine semblant sur le point d’exploser ou d’imploser (je ne savais plus trop), je ne désirais plus qu’une seule chose avec ardeur: changer de corps!
Échouant aux urgences de l’hôpital maudit, je fus surpris de constater qu’on ne se bousculait pas au portillon contrairement à Paris où la salle d'attente était toujours comble. Je m'attendais à côtoyer les vacanciers malchanceux, les presque noyés, les gamins trop insolés, les russes amochés par des bagarres nocturnes, mais un type seul matait en somnolant une chaîne info en continu sur un antédiluvien poste de télé suspendu au plafond. Tirant profit de son microscopique pouvoir, la chef du service exigeait que je lui narre mon histoire depuis le début comme si j’avais à justifier par tout un récit mon éventuelle admission. Je me braquais et fis l'expérience étrangement ridicule de m’engueuler avec quelqu'un en position allongée sur le sol (comme je ne tenais plus sur mes jambes, un infirmier m’avait installé sur une civière posée à terre). Je comprenais que la situation demeurerait bloquée tant que je ne me serais pas soumis à ses caprices procéduriers et pour la énième fois j’énumérais la liste de mes énigmatiques symptômes, des résultats négatifs des examens réalisés par rayonnements divers ou par l'entremise d’analyse d’échantillons de mes fluides corporels, les avis de ses collègues plus ou moins incompétents au gré de mon périple compliqué dans les hôpitaux parisiens, les médocs jusqu'ici ingurgités… Elle finit par lâcher prise, car j’étais au bord de l’évanouissement tandis que ses sbires commençaient à douter de l’intérêt de poursuivre une si inutile dispute. Avec le sourire sadique de la peste satisfaite sachant qu’inéluctablement la victoire lui sera acquise, elle demanda que l’on me lavât la panse de l’intérieur (expérience mémorable que l’ordinaire dignité bien ne m’autorise pas à détailler).
Malgré la persistance de graves troubles musculo-squelettiques provocant des pics de douleur intenses (puisque l'impératif avait été d’arrêter net la prise de morphine toxique pour sauver l’intégrité de mon métabolisme) on me refusa l'hospitalisation sous le prétexte - qui devenait un grand classique - que les examens ayant déjà été pratiqués ne révélaient aucune pathologie à traiter. Poussé vers la sortie on me conseilla fortement d'aller voir un psy en soupçonnant une éventuelle cause psychosomatique dont j’allais magiquement prendre conscience. Dans la maladie bien réelle qui sera finalement détectée, les symptômes ressemblent à s’y méprendre à ceux de beaucoup d'autres affections. Les médecins n'arrivant pas à entériner un diagnostic avec les moyens d'investigation ordinaires sont en droit de soupçonner une sorte de dérèglement mental. Cette esquive du physicien qui ne va pas chercher beaucoup plus loin que le bout de son stéthoscope provoque des pertes de temps aux terribles conséquences car l’unique traitement possible s’avère être d’autant plus efficace qu’il est prescrit tôt.
Dans la chambre d’hôtel que je pris pour me reposer, planait un parfum de déprime mais j’éprouvais un réel plaisir à contempler la vue durant le moment incertain où la cité bascule dans la nuit. Je m'interrogeais sur l'intérêt d'être ici et maintenant, esseulé, extrêmement éloigné du programme de l’été en France initialement prévu et sans savoir à quelle adversité j’allais devoir m'affronter dans les heures ou les jours à venir. D'un optimisme à toute épreuve, je pensais ce soir-là sombrer aussitôt dans l’indispensable profond sommeil réparateur pour me sentir d’attaque à l’aube afin de filer à l’aéroport dans le dessein de me réfugier en Corrèze pour retrouver la femme de ma vie qui y séjournait en famille.
Ce fut exactement l'inverse qui se produisit: la nuit fut blanche, le matin horrible et c'est Isa qui devait finalement me rejoindre persuadée que l’heure était grave. En attendant son arrivée prévue dans l’après-midi, je traînais ma carcasse dans la ville à la recherche d’un spa qui pourrait sans doute me faire du bien. Dans un grotesque décor romain nouveau riche je barbotais tranquillement en relaxant mes muscles, constamment tendus à mort vers un effort inconnu, sous l’effet de jets d’eau bouillonnante mais lorsque je quittai l’endroit, j'eus les plus grandes difficultés à marcher dans la rue.
Vraiment bien plus mal en point qu’une heure auparavant, dans un état proche du chat ratatiné sur le bitume par un quinze tonnes, j'étais complètement anéanti après cent mètres d’une progression exigeant de titanesques efforts et une volonté hors normes. Lorsque je distinguais enfin l’enseigne de l’hôtel, je compris mieux ce qu'avait ressenti au fond de son âme le vieux grognard apercevant enfin les faubourgs de Paris après la retraite de Russie.
Entre le moment où le visage d’Isa apparut magiquement dans l’entrebâillement de la porte de ma chambre et celui qui correspond à ce que j'estime être ma complète rémission il s’écoulera environ 200 jours durant lesquels mon ange gardien jamais ne faillit. Avec courage et patience, elle pédala à l'arrière du radeau de sauvetage au même rythme exténuant. Son aide me fut si précieuse que j'en vins à penser que le pire fléau est la solitude dans l’épreuve. Si les rôles venaient un jour à être inversés (que la totalité des dieux de l’ensemble des religions actuelles, passées ou à venir nous en préservent), ferais-je preuve d'une abnégation du même calibre dans le soutien qu'il faut apporter quotidiennement en supportant l'humeur souvent mauvaise du malade qui s'épuise à trancher les têtes du monstre qui telles celles de l’Hydre repoussent sans cesse? Ainsi qu’elle sut parfaitement le faire, serais-je capable d'écouter sans m’impatienter les mêmes suppliques, de soulager au cœur de la nuit en pratiquant les caresses appropriées, de réconforter, de chuchoter les bonnes paroles, d'accompagner l’anémique souffreteux aux urgences en pleine nuit à dans les hôpitaux de New York et d'y patienter ensuite de longues heures sur des fauteuils inconfortables ou de se coucher seule le soir à la maison, lors des plus longue hospitalisation, en pensant que l’état de celui que l’on vient de laisser va peut-être brusquement s’aggraver, qu’il ne reviendra peut-être jamais? J’exprime ici toute ma reconnaissance à ceux qui m’apportèrent du soutien.
À Nice, nous faisions le point de la situation qui n'était pas brillante.
En l’absence d’une cause physiologique expliquant les symptômes, se pouvait-il qu'effectivement la chose soit d'ordre purement psychologique? Autant dire que j'envisageais cette possibilité avec tout le sérieux qu'il m'était possible de simuler, mais il arrive qu'une panne de cerveau puisse être identifiée et réparable par une molécule idoine. En plein mois de juillet, nous dénichâmes sans réelles difficultés, un psy niçois.
S’il fallait agrémenter un livre noir de la psychanalyse avec des anecdotes croustillantes je pourrais partager celle du charlatan à barbichette (comme le cliché l'impose) qui me prescrivit une année complète d’antidépresseurs à ingurgiter chaque jour que Dieu daignerait me laisser vivre drogué et amorphe. Dans la rue, l’ordonnance en main, nous pouffâmes puis fîmes aussitôt la grimace en nous rappelant le coût de la consultation. Il est vrai que l’énergumène freudien était visiblement en fin de carrière si l’on en jugeait par le fourbi de son appartement, le blanc de son système pileux, l'à-peu-près de sa tenue vestimentaire et le laisser-aller dans la propreté des vieux rideaux. Il devait donc en être parvenu à des solutions radicalement veules comme d’enfermer ses patients dans l'antichambre de la mort en leur bricolant des camisoles chimiques sur mesure. Peut-être étions-nous tombés sur le pire représentant de la profession et l’hypothèse d'un dysfonctionnement mental ne devait pas être aussitôt jetée à la poubelle comme cette ordonnance absurde et dangereuse.
Mais plutôt que d’aller dénicher un autre psy nous nous convainquîmes qu’il serait plus raisonnable de pratiquer encore d'autres examens physiologique dans le cadre d'une clinique privée puisque l’administration hospitalière publique me rejetait comme un géant abruti piétinent par mégarde ses propres rejetons. Après à un nouvel IRM toujours aussi peu conclusif suivi d’autres vaines recherches plus ou moins intrusives, les médecins déclarèrent à nouveau forfait en me conseillant de rentrer chez moi le plus rapidement possible, sans doute pour y crever plus confortablement dans mon lit. Il est vrai que je ne payais pas de mine suite à la disparition phénoménale de masse musculaire et à la fatigue accumulée que trahissait un teint blafard tandis que la prise de multiples médicaments inutiles avait peu à peu vidé mon regard de sa familière étincelle.
Le reflet dans la glace de ce zombie me fascinait sans parvenir à me terrifier malgré la visibilité inhabituelle du squelette, la disparition des joues laissant deviner les volumes classiques d’une tête de mort, la sinistre houle des cotes, le fantastique plat des fesses… En l’espace de trois mois, la perte de presque vingt kilos fut le signe le plus affolant de ma décrépitude et je pouvais légitimement me demander si je parviendrais à enrayer le phénomène… Lors de l’ultime hospitalisation bien plus tard à New York, le grand Manitou du service qui me rendit visite dans ma chambre posa le plat de sa main sur ma tempe anormalement convexe en déclarant sur un ton glacial et péremptoire, au petit troupeau d’internes novices qui le cernait : “Here the sign” ! De la mort, précisa-t-il sans égard pour le principal intéressé.
On expérimente tout au long de son existence quelques rares moments de vérité crue. Jeune, je pris conscience que le temps marquerait inexorablement mon visage lorsque je le découvris, défait, triste et fatigué dans le miroir de l'ascenseur en quittant une fête durant laquelle je n'y étais pas allé de main morte sur l'alcool et la clope. J'avais 20 et 80 ans dans le même terrible instant. Devant ce reflet d’un autre qui me rappelait vaguement quelqu’un, l’épiphanie fantomatique de ma propre déchéance programmée fut un gros choc esthétique, car jamais je n'avais visualisé avec autant de réalisme le destin de mon sublime corps d’athlète aux divines proportions :).
À New York cet abruti (encore un, désolé) de big boss m’a fait réaliser à quel point on peut mépriser l’avis de quiconque sur la prétendue imminence de sa propre fin tant qu’au fond de ses tripes on sent bien que c’est une autre partie qui se joue. Sa funèbre prophétie provoqua la réminiscence d’un vieux souvenir de colonie de vacance lors d'une balade en forêt quelque part en Bretagne avec d'autres gamins de mon âge (je devais avoir 6 ou 7 ans). Au centre d’une petite clairière, une chapelle depuis des siècles à l’abandon recelait un trésor artistique que l'on découvrait une fois que les yeux s'étaient habitués au peu de lumière parvenant à pénétrer à l’intérieur de l’édifice de style roman. Une fresque courait le long des murs dans toute la splendeur simple d'un art mêlant naïvement poésie et ambition réaliste. Malgré les outrages du temps ayant terni les couleurs et fait disparaître quelques traits, on contemplait une suite de personnages se donnant la main pour danser comme en état d’apesanteur. À la tête de la sarabande, entraînant le chapelet d’humains sans distinction de rang dans la société si hiérarchisée du Moyen-âge, la mort, simplement représentée sous la forme d’un squelette grimaçant, jubilait de son universel fantastique pouvoir de nivellement définitif. Quelques décennies plus tard, les yeux dans les yeux du mort-vivant qui squattait le miroir, je songeai que j’allais peut-être devoir à mon tour entrer dans la danse.
S’éterniser dans cette clinique de Nice pour retraités mal en point de la Riviera sans renifler le moindre indice permettant de mettre à jour le début du commencement d’un diagnostic s’avérait bien inutile. Les spécialistes des différents services s’étaient succédé à mon chevet en se grattant le menton, le nez ou l’arrière de la tête pour indiquer dans quels abîmes de perplexité ils pataugeaient. Dans l’impossibilité d’admettre explicitement leur incompétence, ils prenaient des airs inspirés en regardant longuement mon dossier pour ne finalement rien déclarer qui puisse participer à une réintégration dans de la joyeuse société des bien portants. Nous prîmes donc la décision de revenir au bercail. Certaines personnes plutôt avisées ne sont pas sans ignorer que les contrats que nous signons lorsque nous entrons en possession de cartes de crédit comportent souvent des clauses d’assurance qu'il est malin de faire jouer au moment opportun tel le rapatriement sanitaire gratuit dans les plus brefs délais en classe business quelle que soit la destination si un médecin confirme l’état nécessiteux du malade en exil en paraphant le formulaire idoine. Isa fait partie du club des plus avertis que la moyenne sachant exercer un droit ou profiter d'un juste avantage avec un sens du timing qui ne cessera jamais de m'épater, étant pour ma part plutôt enclin au fatalisme borné du spartiate de base qui endure plutôt qu’il ne ruse.
Abruti de cachetons, un peu saoul grâce à un champagne de bonne qualité servi à gogo, les derniers neurones encore vivaces occupés à zapper les navets dans l'avion, je ne vis pas passer les heures de vol. Je fus presque surpris de me retrouver à JFK à attendre l'ambulance (gracieusement incluse dans le forfait de l’assurance) qui devait nous transporter jusqu’à Manhattan. Il était écrit que je devrais mériter mon “home sweet home” en m’exposant à un mémorable schibboleth (vieux terme hébreu signifiant une épreuve, mot pour lequel je commence à manquer de synonymes).
Le véhicule aux suspensions inexistantes avait opté pour un très long itinéraire tout à fait inhabituel sans aucun doute le plus cahoteux de Brooklyn et prodigieusement éprouvant. Isa, également bringuebalée de tous les côtés, me tenait la main à la fois tendrement pour me rasséréner et fermement pour m’inciter à faire preuve de ténacité. Son regard tendu vers l’objectif - la fameuse silhouette en dents de scie des lointains gratte-ciels de Manhattan - ainsi que son sourire signifiaient clairement qu’elle ne lâcherait rien tant que le beau fixe n'aurait pas succédé au mauvais temps.
C’était déprimant de constater que le nouveau chapitre “retour à la maison” débutait de façon aussi épouvantable, mais cette péripétie additionnelle ne devait pas entamer de façon significative notre faculté à tourner en dérision l'enchaînement par trop définitivement rocambolesque des événements.
Malgré la déception de l’annulation pour le mois d'août de tout ce qui avait été prévu de longue date, je dénichais un surplus d'énergie qui me laissa presque espérer un début de convalescence due aux retrouvailles avec mon cocon familier. Dans la journée, les douleurs étaient continuelles mais moins fortes. Par contre, le moindre effort physique un peu soutenu épuisait mes batteries instantanément. Descendre les quatre étages pour prendre un peu l’air en zigzaguant dans le quartier ou parvenir au petit café quasiment en face de chez moi m’exténuait parfois au point que je renonçais à mi-parcours.
Jour après jour, je passais essentiellement mon temps au lit dans les positions les moins inconfortables pour le dos, à somnoler ou à écrire sur l’ordi portable. La nuit, le manque de saine fatigue associé à la somnolence diurne provoquaient d’interminables insomnies durant lesquelles je gravissais lentement mais sûrement l’échelle, graduée de 0 à 10, sur laquelle on me demanda si souvent en milieu hospitalier d'estimer l’intensité des douleurs ressenties. Il m'arriva à plusieurs reprises d'atteindre le fameux seuil au-delà duquel il est totalement impossible de ne pas se précipiter aux urgences quelle que soit l’heure de la nuit. Un bouquin entier pourrait traiter d’une instructive comparaison entre les services hospitaliers français et américains car deux philosophies antagonistes (non pas toujours mais la plupart du temps) ont produit d'une part le mépris et l’isolement du malade perçu comme une chose encombrante et d'autre part, outre-atlantique, une réelle compassion pour autrui réévaluée à la hausse en cas de souffrances physiques ou psychologiques. Comme souvent, le vocabulaire révèle les différences culturelles puisque le mot “calmant” paraît bien dérisoire au regard de pain killer (tueur de douleur), terme utilisé aux USA.
Il existe d’ailleurs des services spécifiquement dédiés à la prise en charge de la souffrance occupant des étages entiers des imposants buildings jouxtant les grands hôpitaux de l’Upper East Side. Dans ces endroits hyper-aseptisés, les pires situations sont promptement prise en charge avec une remarquable précision par des “pain managers” dont le job n’est pas de vous guérir, mais de vous aider à éradiquer les symptômes les plus intolérables. Ils établissent les posologies en mettant régulièrement à jour l’ensemble des informations sur l’évolution de votre pathologie tout en gardant un oeil vigilant sur votre capacité à encaisser les inévitables effets secondaires.
Pendant les nuits blanches qui se succédaient et lorsque l’impérieuse nécessité d'une petite escapade aux urgences ne s'imposait pas, je déambulais à la maison tel un ours en cage cherchant un plan d’évasion crédible. Je me postais à la fenêtre pour sentir la pulsation toute proche de l’incessante vie nocturne de la cité dont la devise est qu’elle ne dort jamais…
Souvent je m’enfilais des vidéos sur Youtube jusqu'à l'écœurement visuel et maintes fois je me suis simplement affalé sur le divan, endolori, fourbu, lassé d’éprouver les affres de la morne solitude des nuits sans rêves. Dans le faible éclairage provenant de la lune plus ou moins pleine, pendant de très longs moments, je gambergeais… Combien de temps ce cirque allait-il encore durer? Je n'avais strictement aucune possibilité de savoir si j'étais seulement au début, au milieu ou enfin vers la fin de cette mauvaise passe. L'incertitude du diagnostic m'incitait à garder une forme d'espoir puisque par défaut je n'avais pas de cancer ou autres terribles maladies qui eussent pu être incurables, mais à la moindre aggravation des symptômes, je me sentais irréversiblement englué dans de filandreuses pensées. Mon imminent futur allait-il être de disparaître de la surface de la terre pour emménager six pieds sous terre sans qu'aucune explication plausible de ce qui m’était arrivé ne soit formulée par qui que ce soit d’à-peu-près sérieux ? Fallait-il, toutes affaires cessantes, penser à protéger autant que faire se pouvait, mes proches des différentes conséquences psychologiques d’une fin proche?
Dans ces moments de vacuité, les visages des êtres aimés depuis si longtemps disparus, resurgissent comme des épaves vérolées de coquillages informes à la surface d’une mer de souvenirs que l’alizé de l’oubli fait à peine frémir. Lorsque s’installe le sentiment que l’on serait en meilleure compagnie des macchabées que des vivants, il est temps, soit de se flinguer, soit d’écrire pourquoi on devrait ne pas le faire en ingurgitant un pot de Nutella.
Pour différer la dispersion post-mortem de l’agrégat d’atomes constituant mon enveloppe corporelle et l’éventuel voyage de mon âme vers je ne sais pas trop bien où, le paradis, Pétaouchnok ou la cervelle d’un chien dans lequel je me réincarnerais peut-être, il était évident que je devais persévérer dans la quête du spécialiste qui, dans la toute simplicité de l’expression de son génie, me sauverait la vie en résolvant l'énigme vivante que j'étais malgré moi, devenu.
J’éprouvais des difficultés toujours croissantes à respirer suite à l'inflammation devenue permanente de l'ensemble du nerf spinal (entourant la cage thoracique) mais comme un bœuf traçant son sillon la tête basse sans jamais songer au bout du champ je prenais le métro pour honorer des rendez-vous à l’autre bout de la ville.
À son front simulant un vieux toit de tôle ondulée déchiqueté par la rouille ou à ses mains de momie parcheminées, je devinais que la sommité en neurologie qui m'auscultait dans un hôtel particulier de la 72 ème rue, devait avoir obtenu son diplôme l'année de l'attaque de Pearl Harbour. Malgré la longue cohorte des malades en délicatesse avec leurs nerfs qui défilèrent dans sa grotte depuis soixante ans, le grand sorcier demeurait aussi aphasique qu’une pierre tombale en relisant pour la troisième fois la longue liste de résultats provenant des nouveaux examens (auxquels je m'étais soumis de mauvaise grâce à sa demande) qui auraient dû, selon lui, enfin, tout expliquer.
Me jetant subrepticement un regard morne, comme pour vérifier que j'existais toujours, il ne parvenait pas à réprimer une moue signifiant déception et interrogation qui augurait qu'entre nous la perte de temps serait partagée tandis que lui empocherait une compensation sous forme d’une poignée de dollars dont je serais par contre délesté. Sans doute, avait-il mis beaucoup d'espoir dans la détection d’un virus qui manquait à son tableau de chasse ou d’une pathologie rare dont la découverte lui assurerait une petite renommée. J'étais moi-même désappointer puisque dans ma situation qui s’éternisait, j’en venais presque à désirer une mauvaise nouvelle plutôt que de rester dans l’expectative.
L’examen par scintigraphie qui n’avait donc servi à rien avait été un lent supplice dont je me serais bien passé, car il est paradoxalement préférable d’être en excellente forme pour respecter la consigne impérative de garder une parfaite immobilité dans une position douloureuse durant un peu plus d’une demi-heure afin que le scanner d'un modèle spécifique puisse balayer progressivement l'ensemble du corps. Le sentiment d’isolement est poussé à extrême durant ces moments, objectivement pas si longs mais vécus subjectivement comme interminables. Allongé sur le froid plateau de métal qui avance de quelques millimètres par minute, concentré sur le maintien sans faille de la figure imposée, plongé dans la pénombre puisque laisser allumer l’aveuglant néon du plafond eut été un raffinement sadique un peu trop évident, affublé de l'une de ces fameuses blouses de patients dont la laideur semble être l’universelle norme, l'ennui est d'une insondable profondeur.
“Qu'est-ce que je fous là?” est la question récurrente qui interpelle le candide ayant mis tous ses espoirs dans la haute technologie médicale. Les grains, si précieux, franchissant le goulet d'étranglement du grand sablier du peu de temps imparti à chacun, sont dans ces instants de vide inepte, bel et bien définitivement gâchés. Dans un état semblable à celui de la vieille serpillière baignant dans l’eau sale d’un seau oublié dans un recoin de la centrale de Tchernobyl, je suis parvenu au terme du processus en espérant qu’un diagnostic même gravissime, justifierait l’épreuve.
L’enjeu du premier mois de retour au nid était d’échapper à l’hospitalisation en courant ainsi les rendez-vous en ville pour soumettre à différents experts les photos-souvenirs de mes pérégrinations dans le monde merveilleux de l’imagerie médicale mais mon organisme se détraquant à vue d’œil, il me fallut bientôt me résigner à opter pour un long séjour dans l'un des hôpitaux ayant quelque réputation (mais comment peut-on être sûr et certain de faire le bon choix?).
J'ai survécu à Lenox Hill Hospital en enfilant telles de fausses perles sans éclats, des journées fadasses, à moitié abruti par un grand cru de morphine délivrée cette fois-ci directement par intraveineuse toutes les 240 minutes exactement. Je supportais bon gré mal gré les longues nuits cafardeuses, systématiquement éconduit par Morphée à la frontière du royaume des songes, attendant l’heure de la délivrance du délicieux produit miracle qui glace les veines, édulcore subitement puis élimine à la longue toute sensation de souffrance physique mais également psychique. Afin de ne pas perdre le rythme soutenu des examens superflus, j'effectuais encore un IRM à l'étage 54 ou une énième radio au sous-sol - 3. Trimballé par des sous-infirmiers sur une civière à roulette, il m’arrivait parfois de passer quelques heures scotché sur mon ridicule véhicule garé le long d’un mur, seul dans un couloir lugubre exagérément refroidi par l’abus de climatisation. Perdu au milieu de nulle part dans ce triste dédale parcouru d’un mélange d’odeurs médicales écoeurantes, mon esprit s’égarait dans de bizarroïdes associations d’idées grises tandis que mon échine frissonnait sous l’effet de spasmodiques bouffées d’angoisse.
Un matin, comme je l’évoquais plus haut, j’ai donc le privilège de voir débarquer dans ma chambre le big Boss en personne, avec son nœud papillon mauve sur chemise moutarde sous une blouse forcément banale pour jouer le modeste qu’il n’était assurément pas. Entouré d'un aréopage d’internes novices dont les dégaines incertaines et les visages ahuris suscitaient le doute sur le fait qu'ils puissent un jour contribuer à améliorer le sort des malades qui tomberont entre leurs mains, le général en chef de tout le bazar paradait. Ce bavard impénitent est l'imbécile dont j'indiquais avec quelle élégance et désinvolture il me désigna comme l'exemple parfait du client dont certains stigmates sur le visage trahissaient inéluctablement la fin proche en pointant mes tempes. Il s’écoutait disserter sur mon cas sans me calculer, préférant croiser les regards admiratifs du petit troupeau de fans qui buvaient ses paroles. Tout à coup, déboula dans la chambre encombrée, le chirurgien neurologue qui m'avait fait part de ses doutes, la veille, concernant un passage sur le billard afin de régler un problème de vertèbres parfaitement virtuel selon lui. Mais le jugement du seul maître à bord après Dieu différait totalement puisque sa préconisation était d’opérer sans délai quand bien même j’étais foutu mais sans doute servirais-je ainsi la science à mes dépens.
Je m’affligeais de constater le minuscule résultat de ce long séjour à l’hôpital dans le ridicule de la situation présente qui consistait presque à jouer à pile ou face dans un flot de paroles inutiles et désordonnées. Le plus gradé n’en démordait pas: il fallait jouer du scalpel en triturant les disques intervertébraux d7, d8, d9 (si ma mémoire est bonne) sans tenir compte des arguments mis en avant par son éminent confrère, contradicteur et subordonné qui gâchait ce beau projet de frappe chirurgicale. Il devenait clair que le grand Manitou ne remettrait plus en cause ses conclusions pour ne pas écorner son image de marque en érodant son autorité par une humiliante reddition en public. La réalité devait se plier à ses propos comme lors de la Grande guerre des tranchées, le champ de bataille devait nécessairement concorder à la forcément géniale appréciation de l’état-major pourtant planqué dans un château à l’arrière.
Néanmoins, le neurologue sous-fifre tenait bon en proclamant qu’il ne s’acquitterait pas, en tant que chirurgien d’un certain renom, d’une tâche si inepte. En vue de mettre fin à ce mauvais spectacle pour le moins préjudiciable à la réputation de l’hôpital dont ils n’étaient finalement que les employés, les duellistes décidèrent qu'on allait remettre mon cas entre les mains notoirement habiles d'un troisième larron, expert de la méthode forte qui m’injecterait directement dans la colonne vertébrale une dose massive de cortisone. Je quittais donc sur le champ l'hôpital pour être mis en relation le jour même avec un professionnel aux manières expéditives s’étant moult fois distingué dans le milieu médical par sa dextérité à enfoncer sa seringue à la racine du mal. Dire que je trouvais sympathique ce nouveau personnage brut de décoffrage serait exagéré, mais j'ai apprécié la bonhomie, voire la franchise, de celui qui sera effectivement mon sauveur pour tout ce qui concerne les douleurs térébrantes (perforantes, profondes, aiguës).
Deux jours plus tard, allongé à plat ventre sur le billard, il m’imposa une procédure suprêmement pénible consistant à se guider par vidéo-radiologie pour enfoncer une longue aiguille aux frontières de la moelle épinière. Je pouvais voir l’écran de contrôle et par moment je signalais l'impérative nécessité d’augmenter les effets de l'anesthésie locale distillée par une seconde aiguille juste en tapotant discrètement du doigt sur mon étrange oreiller en plastique dur car opérer cette zone à risques exige l'immobilité totale du patient. La première fois, le soulagement ne fut pas à la hauteur des espérances (en tous cas, pas inversement proportionnel à la brutalité des moyens employés) mais la seconde tentative deux semaines plus tard fut la bonne. Magiquement, durant une petite dizaine de jours, j'eus l'impression d'être enfin sorti du tunnel, puis les douleurs revinrent sournoisement par intermittence comme une mauvaise habitude dont on ne peut finalement pas se défaire.
La question était maintenant de savoir si j'allais devoir me résigner à me gaver d’alcaloïde d’opium ad vitam aeternam en devenant une sorte de spectre qui traine sa lassitude d’une pièce à l’autre de l’appartement tel vieillard avant l’heure. Lorsque revenaient à la charge les douleurs lancinantes ou fulgurantes selon l’humeur du bourreau toujours pas démasqué, je peaufinais mes représentations intellectuelles en tentant de nommer la souffrance dans le plus pur style de la méthode stoïcienne. Adolescent, j'avais été impressionné par le fameux livre d’Henri Alleg (La Question, éditions de Minuit, 1958), édité puis censuré pendant la guerre d'Algérie, qui dénonçait la torture dont l'auteur lui-même avait été victime. L'ouvrage remettait singulièrement en cause quelques idées reçues sur notre capacité de résistance en témoignant de l'absence de limites qui la caractérise. L'indicible douleur est l'implacable ennemi devant lequel on ne peut que reculer mais jamais capituler. Quel qu'en soit le prix, il faut préserver au plus profond de son être de toute conquête définitive, un ultime drapeau symbolisant l'irréductibilité de l’esprit. Que soit profaner cet ultime sanctuaire en s’avouant vaincu ne garantit jamais l’arrêt de la sévices qui ne sont que rarement perpétrés dans le but “rationnel” d’obtenir quoi que ce soit mais plus souvent par pur sadisme. De la plus réaliste des manières, Alleg montre la seule issue possible - selon sa propre extraordinaire expérience - mais ne fournit pas de mode d’emploi détaillé pour résister. Sans doute, est-ce à chacun de construire son dernier rempart avec les briques secrètes dont il dispose. Pour ma part, il m’a semblé utile de détourner à mon avantage le fameux paradoxe d'Achille et de la tortue: le héros grec dispute une course avec l’animal réputé pour sa lenteur auquel il accorde gracieusement une avance de cent mètres mais Achille ne pourra jamais rattraper la tortue. Pendant qu’il court, elle continue de progresser de telle sorte qu’il ne pourra paradoxalement jamais annuler l'avance de l’animal. Ainsi peut-on comparer l’intégrité physique à la tortue et la douleur à son poursuivant pour tenter de contrôler la situation en fomentant une sorte de putsch temporel.
L’expérience de la maladie vaut la peine d’être vécue comme tout ce qui participe à mieux se connaitre soi-même. Il ne s’agit d’une malédiction, car aussi difficile que cela soit de l’accepter lorsque les moyens de l’éradiquer font défaut, il est utile de se convaincre que tout procède par construction autant que par dégradation. Dans un contexte exactement opposé, lors d’une phase euphorique, en pleine jouissance, proche d’un état de béatitude, il faut également raison garder en conservant sa naturelle aptitude à discerner l’ombre au tableau qui toujours existe pour se préserver d’un imbécile aveuglement face au bonheur. Donc, pour ne pas disparaitre dans le prodigieux maelstrom vous siphonnant le cerveau lorsque le corps part en vrille, la lucidité impose d’identifier ce qui est encore et toujours intellectuellement digne d’intérêt dans l’épreuve. Pour donner une autre piste de réflexion, on peut évoquer une forme assez subtile de dialectique bouddhiste proposant que chaque membre d'un binôme est co-responsable de l'existence de son vis-à-vis car les échanges ne sont jamais à sens unique. Le tortionnaire partage avec sa victime un plus petit dénominateur commun qui est l'ultime résidu d'humanité qui pourrait lui commander de mettre fin à ce qui devient une absurde et dégradante séance de destruction et d’auto-destruction. On se tromperait en ne reconnaissant pas une souffrance chez le bourreau, certes sans commune mesure avec celle qu’il inflige mais bien réelle. Il porte une partie du fardeau et doit savoir qu’il y a un prix à payer.
J’ai également mieux compris le moine se flagellant dans sa cellule pour vivre dans sa chair la passion du Christ dans l’espoir d’atteindre à une osmose mystique car dans la quête du paradis ou du nirvana il y a toujours un petit détour aux sombres enfers. Souffrir n’est certes pas une obligation masochiste pour une introspection philosophique digne de ce nom puisque bien des chemins de connaissance en pleine lumière existent mais la maladie n’est pas un trou noir aspirant l’âme dans des abimes sans que rien ne puisse en ressortir.
D’une manière ou d’une autre, selon les modèles utilisés ou les philosophes dont on invoque les préceptes, l’intellectualisation du martyre est un investissement quotidien extrêmement rentable sur la longueur. Lorsqu’une pathologie s’éternise, c’est l’occasion de complexifier sa relation au côté sombre en prenant conscience de l’étendue illimitée de nos capacités à réinterprété constamment la réalité. Certes, tout le monde ne peut pas se couper une main sans broncher afin de démontrer la supériorité de la maîtrise mentale tel le soldat romain lambda, qui, dit-on, en était capable sur ordre de son supérieur et il est également bien humain de penser n’avoir rien à apprendre d’une intolérable douleur mais c’est exactement l’erreur fatale à ne pas commettre.
Grâce à la finesse d’analyse de mon pain manager, je tenais le coup durant des mois en m’interrogeant toujours sur le pourquoi de mon infortune. Je réussis peu à peu à ralentir la cadence infernale de la valse macabre des vertèbres tandis que l'inflammation du désormais fameux nerf spinal était reléguée au rang de moindre mal. Malencontreusement, je fus bientôt atteint d'une paralysie partielle du visage et du bras droit puis un triste matin, j'eus la déplaisante surprise de constater que mon coude gauche avait quadruplé de volume. Etais-je finalement le jouet de quelque sorcier haïtien me prenant pour un poulet sans tête qui continue de courir ou la victime d’un jeteur de sort ardéchois remettant à la mode de moyenâgeuses méthodes d’ensorcellement à distance ou peut-être encore étais-je le souffre-douleur de marabouts maliens en mal de fétiches à épingler, qui auraient tous d'obscures raisons de m'en vouloir à mort ?
J'ai regardé Isa du coin de l’oeil par-dessus mon bol de chocolat avec un air de chien battu qui signifiait que ce petit déjeuner avec mon coude d'Eléphant Man marquerait une sorte de défaite dont on ne se remet pas. J'étais au bout du rouleau, au bout de la piste, au bout du bout… Pas déprimé, toujours pas, mais déboussolé, je n'en pouvais plus d'être ainsi à la merci d'un ennemi invisible au comportement aléatoire, doté d'un sens de l'humour pour le moins douteux.
Il est toujours déconcertant de constater que lorsqu’une personne qui vous aime affirme que tout finira par s'arranger à moyen terme, voire à courte échéance et que l'essentiel est de ne pas cesser de progresser dans le désert afin de conserver une chance de parvenir à l'oasis, nous inclinons benoîtement la tête pour approuver alors que l'instant auparavant nous étions prêts à tout laisser tomber.
Sauf un coup de chance qui pourrait définitivement faire pencher la balance du bon côté, je n’entrevoyais plus aucune raison d’escompter un retour à la normale. Les choses iraient ainsi de dérèglements physiques en dérapages psychologiques plus ou moins controlés jusqu’au dénouement tragiquement anodin.
Le prodige eut pourtant lieu ce même jour chez mon médecin généraliste, que j’allais consulter afin de tenter de réduire l’inopportune boule au coude. En emménageant dans le quartier, j’avais choisi ce docteur en fonction de sa proximité puis de sa bonne tête qui ne prenait pas celle de ses patients.
En voyant mon gros bobo, il soupira avec une grimace parvenant à mixer l’étonnement et la l’abattement. Ce bon vieux doc des familles eut pourtant l'inspiration divine que n’avait eu aucun de ses collègues mieux payés mais moins doués. Rouspétant contre l’inexplicable succession de mes problèmes: mal de dos, tendinite, paralysies locales, mystérieuses excroissances, il émit l’hypothèse qu’une analyse de sang devait être effectuée dans l'intention bien précise d'obtenir une réponse à une unique question dont il avait l’idée. Je serais positif ou négatif selon les critères de ce test spécifique.
Il fallait y penser et mon docteur préféré, dans sa très grande sagesse pimentée d’une pincée de bon sens, y pensa. De quoi s'agissait-il exactement ? Bien que ne pouvant s'empêcher d'afficher une mystérieuse confiance en ce qu’il croyait être une très bonne initiative, il se réservait un droit à l'erreur et ne souhaitait donc pas m'en dire davantage.
Songeur, je revenais à la maison en traversant Tompkins Park bariolé des couleurs du printemps conquérant surplombé par le classique mais toujours impressionnant ciel bleu new-yorkais. Je me collais un moment sur un banc situé proche de l’endroit où quelque mois auparavant - il y a une éternité - j'avais fait cette partie de hacky sack la veille de mon départ pour Paris, qui avait été ma dernière journée passée en bonne santé. J’allais sans doute avoir la confirmation que j’avais injustement attribué mon blocage de dos à cet effort sportif trop intense, mais depuis longtemps cela paraissait une explication bien ridicule. Je ressentis une petite montée d'angoisse en me rappelant qu'à l’époque, je pouvais encore sauter dans tous les sens tandis que dans l'état présent des choses je parvenais à peine à faire mes lacets.
La semaine d’avant, chez le prétendument éminent neurologue, j’avais poliment mais fermement refusé de me prêter à une ponction lombaire car je n’avais tout simplement pas confiance en ce grand spécialiste qui m’apparaissait être surtout un grand imbécile. Je culpabilisais donc un peu de remettre soudain tous mes espoirs dans la seule intuition d’un honnête mais banal généraliste de quartier. Qu’allait-il donc bien pouvoir sortir de son chapeau qui aurait stupidement échappé aux autres ? Pourtant, la clef de toute mon énigmatique histoire était bientôt révélée dans un email que je reçus trois jours plus tard. Les résultats du test sanguin confirmaient par quelques chiffres abscons que j'étais positif à Lyme disease (maladie de Lyme)! À quoi ? En googolant immédiatement la sibylline chose, nous apprîmes que j’étais victime d'une bactérie particulièrement perfide, bizarrement à la fois connue et inconnue des médecins à l’époque (2015).
Dans la nature, son vecteur principal est la minuscule tique dont les images en macrophotographie sur Internet étaient plutôt terrifiantes. Si la sale bête infectée te mord, les conséquences peuvent être terribles, parfois fatales. Je me découvrais être en réalité très chanceux puisque je n'étais pas autant atteint que l'on pouvait l'être. D'autres mordus souffraient beaucoup plus et certains avaient vu leur condition physique se dégrader irrémédiablement. Des santés avaient été perdues et jamais recouvrées, quelques-uns étaient décédés…
De nombreux témoignages insistaient sur l'inefficacité des traitements. Les traitements? Quels traitements? Pourquoi inefficaces? Isa et moi étions sur des charbons ardents. Que disait exactement le toubib dans son email? Il préconisait la prise d'un simple antibiotique qui pourrait suffire à éradiquer les symptômes au bout d’un, deux ou trois mois. Si ce n'était pas le cas, il fallait continuer malgré tout l'ingurgitation du médoc car, à ce jour, aucune autre thérapie n'avait été trouvée. Malgré ces incertitudes, c’était quand même une excellente nouvelle de pouvoir envisager la fin du calvaire au mieux dans une petite trentaine de jours. La doxycycline, l’antibiotique en question, a produit les meilleurs résultats possibles au bout de quatre longs mois. Les effets secondaires furent peu agréables mais faciles à gérer si on les compare à ceux parfois insoutenables de la morphine (sur lesquels je ne suis pas vraiment entré dans les détails pour préserver le lecteur sensible). Depuis la fin du traitement, les troubles musculaires, ceux des articulations et du squelette n'ont pas tout à fait disparu, mais il est impossible d'en attribuer automatiquement et avec certitude la faute à une rechute. C'est d'ailleurs ici une difficulté particulière de cette étrange maladie qui produit différents états symptomatiques dans des endroits variés du corps pouvant laisser accroire à beaucoup d'autres causes dont certaines bien typiques d’autres pathologies triviales. Convenons que cela est effectivement déstabilisant pour les médecins. Mais au-delà des erreurs de diagnostic fondées sur une méprise éventuellement compréhensible, le problème était l’ignorance qui régnait en fluctuant arbitrairement selon les pays. En Europe, et plus particulièrement en France, on baignait en plein obscurantisme. Tel le nuage radioactif de Tchernobyl qui selon le discours officiel avait magiquement épargné la France en s'arrêtant à sa frontière, le nombre de cas déclarés de maladie de Lyme en Allemagne, était de cinq fois supérieur à celui de son voisin alors que les deux pays sont dans une configuration identique concernant les risques. La ligne de démarcation était donc bien dans les têtes des représentants du corps médical des deux côtés du Rhin ayant pris connaissance ou pas de la réalité du phénomène. Aux USA (où les premiers cas furent repérés dans le village de... Lyme) les spécialistes font souvent l’erreur d’analyser une situation de crise globale par le truchement d’une minuscule focale qui est d'ailleurs la seule qu'ils sont censés maîtriser.
Beaucoup de patients mal diagnostiqués tardèrent malheureusement à prendre le bon antibiotique en subissant parfois, à partir de conclusions erronées, de lourds traitements dont ils n’avaient bien entendu absolument pas besoin. Il existait par ailleurs deux controverses concernant la maladie de Lyme : d’une part et c'est assez ennuyeux, les tests de dépistage n’étaient pas nécessairement fiables et d'autre part et c'est aussi gênant, on ne savait pas vraiment si la bactérie est définitivement vaincue ou momentanément mise hors d’état de nuire par la doxycycline.
Dans mon dernier test (par exemple) j’étais toujours positif plus de trois ans après la date supposée de la morsure de l’insecte et bien longtemps après la prise du médicament salvateur. Dois-je remettre en cause la fiabilité du test ou considérer que la bactérie est toujours présente, mais sous la forme inoffensive d'un trophée accroché quelque part sur une paroi de la cage thoracique (probable localisation de la bactérie expliquant l’inflammation du nerf spinal)? Il semble communément admis que l’antibiotique est efficace uniquement lors de la première prescription et que par la suite il faut simplement espérer que la microscopique saleté, éventuellement toujours présente dans le corps, a été comme définitivement ratatinée.
Une question restait en suspens concernant le lieu et la date de la transmission de la maladie. Avais-je été mordu lors d'un séjour de quelques jours effectué l’année précédente en pleine nature au nord de l'état de New York? Je n'en gardais aucun souvenir mais il arrive que l’incident passe inaperçu entre les piqûres de moustiques, les petites coupures et autres éraflures en passant dans des herbes un peu hautes ou les irritations dues à une plante urticante, etc… Par ailleurs la pénétration dans l'épiderme est souvent indolore et la tique ne s'incruste pas toujours, elle tombe repue de sang. Pour preuve du forfait accompli par la maudite bestiole, apparaît quelque instants plus tard une auréole rouge (sans gonflement) que vous ne remarquerez peut-être pas à cause de son emplacement et l’absence de démangeaisons. Dans de nombreuses régions d’Amérique du Nord, lors de la moindre escapade à la campagne, les protections sont de rigueur tandis qu’à la fin de la journée, la vérification visuelle de l’ensemble du corps (notamment avec un miroir ou par un tiers pour l’arrière du corps) est un petit rituel dorénavant largement pratiqué. Prendre conscience d’avoir été infecté est d’autant plus fatidique que le médicament produira l’effet attendu avec une quasi certitude dans les tout premiers jours qui suivent et non pas des mois, voire des années après…
Epilogue.
En prenant quelques précautions vestimentaires avant, en évitant certains endroits à risque pendant (les possibles lieux et passages empruntés par des animaux porteurs de tiques, les étendues d’herbes et les sous-bois) puis en pratiquant une inspection méticuleuse après, il n'est pas strictement interdit de se balader en forêt, de gambader dans les champs, de s'aventurer dans les vastes espaces naturels dont ceux de la côte Est des Etats-Unis. Récemment, nous eûmes la chance de découvrir tout à fait par hasard un endroit d’une sauvage beauté dont je rêvais depuis l'époque lointaine - à l'âge de 17 ans - durant laquelle je lisais notamment les Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand. Dans mon disque dur interne, sont entreposés à une place bien particulière les passages de ce livre écrit à la toute fin du 18 ème siècle dans lequel l'auteur décrit les premières contrées explorées du Nouveau monde. Explorées par les européens bien entendu car ces terres n'étaient pas inhabitées puisque territoires indiens, mais dans l'imaginaire de Chateaubriand ces paysages sont la réminiscence d'une version immaculée du paradis terrestre. Le texte est d'autant plus émouvant - voire bouleversant - que nous connaissons le triste sort qui fut réservé aux indigènes et comment l'ère industrielle va ravager ensuite la nature dans des proportions inimaginables.
Mais au détour d’une petite route, caché dans la complexe imbrication du végétal et du minéral, il existe encore des miettes de l’antique promesse d’un Eden que l’humaine propension à tout gâcher n’a pas atteint. Ce jour-là, dans les Catskill Mountains, sous un soleil cloué au ciel dont aucun nuage ne calmait la belle ardeur, les eaux vives de la rivière scintillaient en serpentant à travers l’abondante végétation. Sous l’effet conjugué de la brise et des reflets du miroitement de l’eau, frémissait une forme hypnotique d’iridescence (propriété de certaines surfaces qui semblent changer de couleur selon l'angle de vue). Des rochers massifs bloquaient les flots qui bouillonnaient de dépit en les submergeant parfois selon la mystérieuse cadence de l’inépuisable source d’énergie liquide. Le long des berges, de larges plages de granit gris se succédaient en étages pour le confort des nouveaux Adam et Eve que nous incarnions durant cette belle après-midi. Après avoir piqué une tête dans l’eau glacée, je m’avançais tranquillement vers Isa qui me tendait une grande serviette lorsqu’elle me demanda de ne plus bouger. Sur mon abdomen elle venait de repérer une chose singulière, noire, de la taille d’un petit confetti qui pourrait être une… tique ! Il s’agissait effectivement d’un représentant de l’une des 896 espèces d’arachnides acarien ectoparasite, hôtes de nombreux agents pathogènes dont la bactérie autant redoutée qu’abhorrée!
J’assistais donc en direct et en très gros plan, à l’intrusion de l’animal aux mandibules crochues ayant déjà à moitié pénétré sous ma peau. Ma première réaction fut de hurler comme si le diable en personne venait de faire irruption au paradis pour enfoncer sa triple fourche dans mon ventre, mon cœur et mon cerveau. Il est bon de savoir que, lorsque l’insecte a été repéré en pleine action, lui faire lâcher prise peut s'avérer très difficile. La meilleure des techniques d’extraction consiste à pincer l’assaillant entre deux cartes de crédit (!). J’étais absolument hystérique et commandai à Isa sans qu’il puisse être question pour elle de ne pas obtempérer dans le millième de seconde, de bien vouloir procéder à l’expulsion du monstre. Ce qu’elle fit, certes la goutte sur le front, mais avec une infaillible détermination et une dextérité non moins remarquable. Une petite fierté dans le regard d’avoir aussi prestement rempli sa mission, elle me dévisageait, un peu stupéfaite de mon comportement excessivement dramatique. J’étais le premier étonné d’avoir perdu mon sang-froid sur le moment mais sans doute avais-je accumulé un stress spécifiquement dédié à cet événement si souvent imaginé et qui soudainement se déroulait sous mes yeux. Point d’auréole écarlate révélatrice d’une transmission bactérienne (toutes les tiques ne sont pas infectées) mais dans la semaine qui suivit, je quémandais quand même auprès de mon généraliste préféré une nouvelle prescription d’antibiotiques, souhaitant éperdument prévenir plutôt que guérir.
Phil Jarry - Bangkok 2015
Post-scriptum.
J’ai bien conscience qu’un ton légèrement acerbe peut susciter de légitimes interrogations quant à la crédibilité du témoignage, notamment dans mes critiques du monde médical mais je persiste et signe en affirmant que loin d’avoir exagéré, j’aurais plutôt eu tendance à édulcorer car la triste vérité dans toute sa crudité aurait été paradoxalement souvent trop difficile à croire.
J’exprime toute ma gratitude au Docteur Herbert, mon médecin de quartier, qui fut véritablement le seul à faire son métier avec l’indispensable compassion et le sérieux qu’exigent le serment d’Hippocrate.
J’ai bien conscience qu’un ton légèrement acerbe peut susciter de légitimes interrogations quant à la crédibilité du témoignage, notamment dans mes critiques du monde médical mais je persiste et signe en affirmant que loin d’avoir exagéré, j’aurais plutôt eu tendance à édulcorer car la triste vérité dans toute sa crudité aurait été paradoxalement souvent trop difficile à croire.
J’exprime toute ma gratitude au Docteur Herbert, mon médecin de quartier, qui fut véritablement le seul à faire son métier avec l’indispensable compassion et le sérieux qu’exigent le serment d’Hippocrate.
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